Peut-on déboulonner la science ? Le verbe est à la mode. De la rue à la paillasse du laboratoire, le pas idéologique est vite franchi bien que ces deux univers n’aient pas grand-chose à voir l’un avec l’autre. Sous nos yeux, d’imposantes statues, de Colbert à Christophe Colomb, que certains veulent voir mordre la poussière pour « purifier » le passé et la culture. Du rififi également autour de la chloroquine, cet antipaludéen dont le récent plébiscite populaire sur son efficacité clinique contre le coronavirus marque surtout le rejet de l’establishment scientifique. Si elle est vantée par le Pr Raoult, l’infectiologue marseillais aux cheveux longs et au langage abrupt, autant dire que cette molécule fait régner la confusion des rationalités : dans ce populisme médical, on ne sait plus très bien si les paroles sont prononcées au nom de l’expertise clinique ou de la légitimité démocratique.

À ce symptôme structurel du déclin de l’autorité sociale des autorités scientifiques s’ajoute la surabondance des rhétoriques d’experts dans l’espace politique, alors que le déconfinement est déjà bien entamé. Loin de fournir une nouvelle légitimité au monde scientifique, ou d’aiguiser les données épidémiologiques et toxicologiques en arguments d’une redoutable efficacité politique, cette logorrhée traduit un malaise dont l’impact est encore sous-estimé dans le champ scientifique. Cette surmédiatisation n’a pourtant pas que des effets négatifs. Le fonctionnement du marché éditorial fait ainsi l’objet d’un examen salutaire à travers la révélation des failles de la prestigieuse revue The Lancet. L’annonce début juin du retrait de l’étude observationnelle publiée le 22 mai dans ses colonnes sur les risques cardiaques associés à la prise de traitements à base d’hydroxychloroquine est un révélateur. Bien que la pertinence scientifique de ces thérapies ne soit plus vraiment au goût du jour, ce scandale met à nu les écueils néolibéraux de la production des savoirs, à travers la sous-traitance des sources de données primaires sur une cohorte de dix mille patients, l’usage désinvolte de l’outil statistique à tout bout de champ et la prééminence d’un marché à la fois lucratif et captif qui place l’article scientifique et son taux de citation au cœur de la machine académique. Parce qu’elle en conditionne l’évaluation et les subventions, cette mesure est un outil de légitimation et de fonctionnement du monde scientifique. C’est pourquoi la privatisation de la production, de la diffusion des connaissances et de leurs conditions d’accès par les grands éditeurs n’encourage pas la prise en compte de l’utilité sociale des contenus.

Pour autant, si la science pèche dans son autorégulation, la faillite de l’organisation concrète des pouvoirs publics dans la mise en œuvre des prescriptions sanitaires, depuis la distribution nationale des masques jusqu’aux conditions de travail du personnel de santé, n’aura échappé à personne. Pris en étau entre une néolibéralisation des produits cognitifs et les dysfonctionnements de l’État providence, les Français qui subissent ce double emballement de plein fouet ne s’y trompent pas. Un monde où les Shadoks avec les pieds en bas publient (pompent) pour vivre et donc vivent pour publier (pomper), tandis que les Shadoks avec les pieds en haut tentent de soutenir l’État par en dessous en multipliant les contraintes réglementaires qui aboutissent surtout à des défaillances bureaucratiques. Et la boucle de l’absurde est bouclée quand les déclarations gouvernementales ou celles de l’Organisation mondiale de la santé sont directement inspirées des publications de revues prestigieuses dont le contrôle qualité n’est plus assuré. Elle est tout autant bouclée quand le politique, dont la tâche est d’administrer l’incertitude de la vie sociale, se voit contraint de trancher des questions alors que l’état des connaissances ne le permet pas, comme c’est souvent le cas en épidémiologie. D’où le paradoxe : on ne peut pas viser la sécurisation maximale d’une population sans que cela n’interfère avec ses libertés publiques.

Mais cette dimension fonctionnelle ne suffit pas à expliquer le populisme scientifique dans lequel nous sommes plongés ; celui-ci a grandement à voir avec le déboulonnage des grandes figures de la République. L’espace public met l’histoire « officielle » au banc des accusés. Que sa matière soit politique ou scientifique, la rue exige le droit de tenir la plume de ces grands récits. S’il est devenu impossible aujourd’hui d’aborder sereinement ce qui relève des domaines de la santé, de l’environnement ou de l’énergie, c’est parce que la société ne parvient plus à mettre ces savoirs en histoire. De la destruction des parcelles de culture d’OGM à la fermeture des centrales nucléaires, en passant par la simplification de l’apprentissage statistique, on déboulonne, on brouille la démarcation entre la culture scientifique et l’histoire sociale. Ainsi, les déclarations du Pr Raoult sont devenues bien plus virales que le coronavirus lui-même.

Un point fondamental est pourtant oublié : le passé ne peut pas être déboulonné. En éjectant Schœlcher de son piédestal1, rien n’est transmis du passé esclavagiste ou de la complexité de la période coloniale. On a tort de croire que la réactivation des griefs mémoriels conduit à leur mise en histoire. On déboulonne la science de la même façon en articulant les débats techniques à un idéal d’organisation de la vie collective. Cette moralisation de la science va droit dans le mur. Des propos aberrants surgissent, associant la pandémie à une « punition de la nature », à une fétichisation du naturel et à une diabolisation du chimique. La science devient un principe politique d’organisation sociale. On se souvient que Staline assimilait les théories mendéliennes à une science bourgeoise2. Cela devrait nous interroger : l’écologie comme discipline scientifique est-elle une vertu politique ?

Comment remettre la science en histoire ? Il faut une politique plus intégrée de l’information scientifique car les institutions qui produisent, synthétisent et évaluent les savoirs sont trop segmentées. Surtout, il faut réapprendre à jouer. Populariser la science en la rendant proche. On se souvient de Pif Gadget, le mythique magazine qui invitait les enfants des années 1980 à la découverte ludique du monde qui les entoure. Des passions républicaines à reconstruire. 

 

1. Victor Schœlcher, alors sous-secrétaire d’État à la Marine et aux colonies du gouvernement provisoire de la IIe République, est à l’origine du décret abolissant l’esclavage en 1848. Le 22 mai dernier, deux statues de lui ont été brisées par des militants anti-héritage colonial qui lui reprochent les modalités de l’abolition, en particulier l’indemnisation des propriétaires d’esclaves, et dénoncent l’omniprésence de sa figure qui, selon eux, occulte la mémoire des acteurs locaux de l’émancipation.

2. Le moine et botaniste Gregor Mendel (1822-1884) découvrit les lois de l’hérédité en croisant méthodiquement différentes variétés de pois.

 

 

 

 

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