L’école, l’école, toujours recommencée !

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des lieux !

 

C’est une école où tout est possible. Elle sent bon le plastique, le cartable vide, les stylos dont les capuchons ne sont pas encore mâchonnés. Elle n’a ni visage, ni usure, ni réelle blessure : c’est l’école de la rentrée. 

Elle apparaît fin août, tous les ans, comme le village de Brigadoon du film de Vincente Minnelli. Elle disparaît, elle aussi, au bout de quelques jours. Il faut donc en profiter : le ministre se rend dans un établissement Potemkine, les enfants chantent. Une mère de famille, qui s’était déjà « armée de patience » la semaine précédente dans les bouchons, quitte maintenant ses « loulous » à regret après avoir acheté les fournitures en juillet dans un supermarché sur son lieu de vacances. Un ado sans acné, à la voix bien posée, fait part de sa joie de retrouver ses copains mais n’aime pas trop se réveiller tôt. On aperçoit au tournant un jeune prof débutant un tout petit peu – trop peu ? – anxieux. On ne verra pas sa mine en novembre, le CSA ne le tolérerait pas. Il y a des syndicalistes fâcheux qui voudraient évoquer certains aspects du métier : on les fera taire. La rentrée, c’est un rituel dont on doit sortir primesautier, non accablé. Elle est immanquablement traversée de débats qu’on alimente pour la forme. Cette année ce sera, notamment, le portable. Homère doit se sentir tout petit face à l’ampleur de l’enjeu, un peu moins de trois mille ans plus tard : c’était donc ça. Il fallait y penser. Il y a des mesures qui « entrent en vigueur ». On pèse le pour, le contre. On s’ennuie dans l’été finissant. Il n’est pas inutile, quand même, pour faire sérieux, d’organiser une réunion de vingt-cinq minutes au cas où quelqu’un aurait des idées pour sauver les élèves, la culture, l’autorité, la ponctualité, l’humanité, les humanités. On est dans une parenthèse enchantée que l’on aborde en traînant des pieds (sinon, ça ne fait pas écolier). Deux jours plus tard ce sera oublié.

Cette école de la rentrée a peu de liens avec la réalité. Elle ressemble aux prénoms que l’on donne aux enfants avant qu’ils soient nés : on se met d’accord sur Anne-Imogène ou Gontrand et l’on s’aperçoit, le jour de la naissance, face à un enfant bien vivant, qu’on ferait sans doute mieux de faire autrement. C’est là que ça devient important.

Le reste de l’année peut débuter. Il est d’une autre étoffe, plus sensible et délicate. Il est certes, lui aussi, animé d’espoir, de volonté, il est truffé de rituels, de clichés mais aussi peuplé d’enfants cabossés, de difficultés incrustées, de professeurs parfois désabusés, d’injustices et d’inégalités qu’on veut oublier le jour de la rentrée. Cette école qui pointe son nez, c’est celle de la continuité, celle qui, depuis des dizaines d’années, quoi qu’on en dise, a si peu changé. C’est l’école des jours qui passent et des difficultés qui persistent. C’est aussi celle qui permet de s’émanciper, de travailler et de se renforcer. C’est l’école des élèves qui grandissent et des enseignants qui restent. C’est un ciel de traîne avec tout ce que cela suppose de splendeur, de menace, de lourdeur et d’éclaircies. Ce sont les journées de cours parfois interminables, parfois fugaces. C’est l’inertie d’un système qui est prêt à tout pour s’entretenir et persévérer. C’est la grandeur d’une institution qui instruit tous ses enfants. C’est aussi, pour nous, professeurs, l’expérience accumulée, d’où une certaine réserve face aux bonnes idées de rentrée, on sait que ce n’est jamais le vrai sujet. C’est l’école des efforts, de l’opiniâtreté, des gens qui accomplissent des exploits mais restent isolés, ce sont les remarques géniales des élèves que l’on a aussitôt oubliées. C’est la culture qu’on continue à transmettre de toutes les manières possibles et le bonheur de voir que, malgré tout ce que l’on raconte, ça continue à plaire et à intéresser. C’est, à l’occasion, la violence sous toutes ses formes, à tous les étages.

C’est long, une année. C’est difficile. C’est aussi long une scolarité. Une carrière, je n’ose même pas en parler. Dans ce temps long, on trouve au contact des élèves des idées, des solutions, on comprend à force d’attention la situation, on mesure ce qui dépend de nous et ce qui nous échappe, on apprend à se méfier des faux-semblants. C’est austère mais on y est. Ce n’est pas l’école de la rentrée, celle des marronniers. C’est celle des crayons trop petits à force d’être taillés, des dimanches soir de novembre. Des moments de triomphe aussi. Et d’optimisme. Cette école, c’est celle que j’aime, que je ne veux pas quitter. 

La rentrée ponctue de son aimable superficialité la profondeur de milliers d’heures accumulées, de semaines à lutter, à douter, parfois à trouver, dans le décor simple de salles de classe abritées des slogans et des renouveaux surfaits. Je suis, chagrin d’enfant, mélancolique à l’idée de rentrer. Mais je suis enthousiaste à l’idée de continuer, de reprendre là où ça s’était, en apparence, arrêté. C’est ma vingt et unième rentrée… 

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