« Depuis le début du reconfinement, les appels mentionnant le Covid ou les difficultés liées à la quarantaine augmentent considérablement, note Alain Mathiot, président de la ligne d’écoute SOS Amitié. Les gens commencent à être fatigués. Ils se demandent quand on va enfin pouvoir revivre. » ­Derrière leurs combinés, les bénévoles se relaient jour et nuit pour répondre à la détresse des appelants. Au printemps déjà, ils avaient constaté une explosion des appels : plus de 8 000 par jour, contre 6 000 d’habitude. Aujourd’hui, le niveau du premier confinement a été rattrapé. Avec une tendance à la hausse.

« Les Français vont moins bien que d’habitude », confirme Enguerrand du Roscoät, responsable de l’unité santé mentale de Santé publique France qui mène depuis mars une enquête au long cours pour suivre l’état psychologique des Français. « Au printemps, la population était très anxieuse, avec une prévalence de 27 % pour les troubles anxieux, contre 13,5 % hors épidémie, et une satisfaction de vie très dégradée, à 66 % contre 85 % habituellement. » Les troubles dépressifs avaient doublé avant de redescendre, puis de repartir à la hausse fin septembre. Selon la Sécurité sociale et l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), la consommation d’anxiolytiques a augmenté de façon persistante depuis mars.

Parmi les populations les plus touchées : les femmes, les personnes précaires et isolées, les plus fragiles d’un point de vue socio-économique – dont les étudiants. Le Centre national de ressources et de résilience (CN2R) a mené une vaste enquête sur ces derniers pendant le confinement. « Un étudiant sur deux présente des symptômes sévères d’au moins un des critères mesurés, soit : détresse, stress, idées suicidaires, anxiété, dépression », détaille Marielle ­Wathelet, médecin en santé publique et coautrice de l’enquête. Plus de 27 % ont ainsi présenté une anxiété sévère, et 11 % confient avoir eu des pensées suicidaires. Les troubles ont été particulièrement notés chez les femmes et chez les personnes non binaires, chez les étudiants ayant des antécédents psychiatriques ou un faible sentiment d’intégration, et chez les plus précaires. Des troubles peu pris en charge au printemps, alors que de nombreuses structures psychiatriques avaient fermé ou limité l’accueil.

« À la levée du premier confinement, se souvient le Dr Judith Maman, psychiatre aux hôpitaux de Saint-Maurice, on a eu un afflux massif de patients à l’hôpital et aux urgences psychiatriques. » Parmi eux, des personnes déjà suivies qui allaient moins bien, mais surtout des nouveaux, fragilisés par l’expérience du confinement. Alors que Judith Maman a l’« impression qu’on avait tout juste réussi à absorber cet afflux », l’annonce du reconfinement préoccupe les spécialistes.

La Croix-Rouge, dont le dispositif d’écoute est mobilisé depuis le 20 mars, constate une évolution dans la teneur des appels reçus : « ­L’angoisse est moindre, détaille Rosine Duhamel, psychologue clinicienne, responsable du pôle développement soutien psychologique de la Croix-Rouge française. On sent davantage de colère, dirigée de façons différentes : contre le gouvernement, contre les personnes qui ne respectent pas les règles, ou encore contre les multinationales qui font du profit au détriment des petits commerces. Cette colère n’est pas forcément négative, elle permet aussi de tenter de raisonner, de trouver des solutions – des coupables aussi. C’est une manière de donner du sens à ce que l’on vit. »

Parmi les dimensions les plus pesantes : le manque de perspectives à court ou moyen terme et la répétition qui entraîne une forme de lassitude. « Je ne dirais pas qu’on est dans la désespérance mais plutôt dans un blanc. On ne peut pas imaginer, décrit Jean-Marc Brajer, médecin généraliste à Fontenay-Sous-Bois, dans le Val-de-Marne. Lors de la première vague, beaucoup de discussions portaient sur les hypothèses, les recherches. Aujourd’hui, c’est limité à la vie courante, aux symptômes, à la maladie. Il n’y a plus d’anticipation, plus de questionnement, si ce n’est de savoir quand on va trouver un vaccin. »

« La population se trouve dans une situation d’attente face à des mesures prises dans l’urgence, renchérit la psychiatre Judith Maman. Cela crée une forte instabilité, avec le sentiment de se voir imposer des décisions, sans que la population soit consultée – je ne dis pas qu’il faudrait le faire, mais cette dimension pèse. » Une crainte partagée par Christophe Debien, également psychiatre et membre du CN2R : « En psychiatrie de catastrophe, on le sait : plus la communication de crise est désorganisée, plus on constate des manifestations difficiles. Les différents discours, les revirements plus ou moins justifiés, en tout cas tels qu’ils sont perçus, peuvent donner le sentiment d’un manque de clarté. Les populations ont besoin de repères carrés. »

Sans oublier que les Français sont sortis épuisés du confinement. Journées chargées, notamment pour les femmes, qui jonglaient entre télétravail, gestion du foyer et des enfants… Cette fois encore, la question de l’activité professionnelle reste centrale. L’ergonome Flore Barcellini, professeur au Cnam, insiste sur le « surtravail » que représente le travail à domicile forcé : « Le télétravail conduit à un surengagement, pour rendre son travail visible. À cela s’ajoute un brouillage des frontières entre la sphère privée et la sphère professionnelle. » L’ergonome estime que les solutions d’urgence mises en place au printemps ne peuvent se pérenniser sans adaptation de la charge de travail, et elle met en garde contre l’« illusion d’avoir développé des ressources individuelles et collectives pour gérer la situation ».

Quant aux personnes au chômage partiel, là aussi, le tribut psycho­logique est lourd. Notamment pour ce qui est de l’estime de soi. « Le travail est constitutif de l’identité. Suivant les entreprises, certains ont été laissés isolés, sans nouvelles, entraînant un sentiment d’inutilité sociale, voire une souffrance », déplore Flore Barcellini. Le spectre de la crise économique plane aussi. Dans les consultations du docteur Jérôme Marty, généraliste à ­Fronton, en Haute-Garonne, et président de l’Union française pour une médecine libre, ces préoccupations ressortent en premier : « Il y a une peur de l’avenir, avec des gens dont les entreprises sont extrêmement fragilisées. Le virus est partout, tout le monde connaît des cas positifs, les mesures sont presque rassurantes sur la dimension sanitaire. Mais autant on ne se suicide pas par angoisse de la maladie, autant cela devient une menace réelle face au fracas économique ou social… » craint-il. ­Christophe Debien, chargé du dispositif de prévention du suicide VigilanS, confirme « une grosse différence entre les deux confinements sur ce point. Pendant la première vague, on a constaté un effondrement du recours à l’hôpital. Là, ce n’est pas le cas. En revanche, les impressions cliniques qui remontent du terrain, c’est qu’on a davantage recours aux urgences pour des idées suicidaires. »

Si tous s’accordent à dire que la peur est un réflexe normal face à la situation actuelle, l’impact sur une durée longue semble complexe à projeter. « Le confinement met à mal nos capacités d’adaptation, avec des modifications brutales de notre quotidien, qui demandent énormément d’efforts », note Christophe Debien. Certains individus, disposant de peu de facteurs protecteurs – comme un lien social fort – s’effondreront plus vite. « Il n’est pas impossible qu’il y ait aussi des réactions à retardement, quand les ressources individuelles se seront amenuisées », craint Fabien D’Hondt, docteur en neurosciences et membre du CN2R. Mais heureusement, l’être humain apprend aussi à s’adapter : « On peut penser aux commerçants, qui savent déjà comment réorganiser rapidement leur commerce pour ne pas perdre trop d’argent », cite-t-il.

L’impact risque cependant d’être durable. « On a l’expérience des crises économiques ou des attentats. On sait qu’il faut plusieurs années pour effacer les traces », prévient Christophe Debien. « Ce qui nous rassure dans ce nouveau confinement, c’est que la question de la santé mentale est vraiment considérée, tempère Fabien D’Hondt. Les services spécialisés ont l’expérience du premier : il sera moins dur de répondre. » À condition que les ressources soient suffisantes. Les services de psychiatrie publique, déjà sous tension avant la crise sanitaire, craignent d’avoir du mal à contenir la vague. 

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