Une telle succession d’événements dramatiques, de traumatismes cumulatifs… J’ai le sentiment que le temps se dilate, que nous perdons certains repères. Il nous faudra regarder à la loupe ce qui vient de se dérouler à Nice : 2 octobre, les inondations meurtrières des vallées de la Roya et de la Vésubie ; 29 octobre, le reconfinement ; 30 octobre, l’attentat de la basilique Notre-Dame lors duquel trois personnes ont perdu la vie – sans compter l’onde de choc de la décapitation de Samuel Paty, le 16 octobre, et les reviviscences qu’elle a engendrées dans une ville toujours marquée par l’effroyable attentat de la promenade des Anglais (86 morts, 458 blessés et des milliers de personnes traumatisées).

Ce que nous sommes en train de vivre, ce sont des coups répétés sur un psychisme déjà très à vif. Mon seul point de comparaison, c’est un état de guerre avec son continuum et ses à-coups. Trois voyants du XXIe siècle, le terrorisme, la pandémie et l’aléa climatique, se sont allumés dans une même ville. Depuis le déconfinement, nous sommes de nouveau débordés par les demandes de consultations. Quant aux familles des vallées inondées de l’arrière-pays, mon équipe a vu un peu plus de cent cinquante enfants. La situation n’étant pas stabilisée, nous continuons à aller faire des consultations en hélicoptères ou en 4 × 4.

Le 14 juillet 2016, l’hôpital pédiatrique Lenval était en première ligne : certaines de nos fenêtres donnent sur la promenade des Anglais et le camion du terroriste était garé rue Lenval. Si bien que de très nombreuses personnes blessées sont arrivées chez nous, pas seulement des familles. Notre hôpital pédiatrique n’était pas préparé à se transformer en hôpital militaire, nous avons vécu des scènes d’horreur. Ensuite, pendant deux semaines, nous avons reçu chaque jour en pédopsychiatrie cent à cent cinquante personnes impactées par l’attentat. Au total, nous aurons donné au centre de psychotraumatologie 8 000 consultations pour 3 000 enfants et parents. 

Pour bien comprendre l’étendue des effets, il faut savoir que l’attentat du 14 Juillet a provoqué des traumatismes sans relation directe avec l’événement. Pour les soignants, on parle du « traumatisme vicariant », mis en évidence dans les années 1990 par deux psychologues américaines, Laurie-Anne Pearlman et Karen W. Saakvitne. Ce traumatisme affecte les personnes qui ont écouté de nombreux patients leur raconter des faits terribles. La force traumatique des récits est si puissante qu’elle finit par envahir ceux qui les écoutent. Si vous entendez quinze personnes vous raconter la course folle du camion, au bout de quelques jours, vous allez la voir alors que vous n’y étiez pas et vous pourrez même vivre des reviviscences de la nature de celles de vos patients. Ce phénomène se forme très rapidement et il est très difficile à repérer. Nous avons créé des groupes de réflexion thérapeutique organisés par deux psychanalystes, où les soignants peuvent parler de leur pratique, de leurs difficultés. Ce dispositif est toujours en place, il est essentiel face à tout ce que nous traversons de nouveau.

Les traumatismes ne se vivent pas « ici et maintenant », il faut suivre leurs implications post-traumatiques sur le long terme. À la faveur du premier confinement, nous avons vu resurgir des troubles chez certains enfants qui avaient été confinés pendant quelques heures dans des hôtels ou des appartements le soir du 14 Juillet. Ils ont vécu l’épidémie comme une répétition de l’attentat, ils n’osaient plus sortir. Je pense à ce petit garçon qui ne pouvait aller sur son balcon qu’en se protégeant avec une grande couverture, une couverture de survie en quelque sorte.

Avec le déconfinement, nous avons enregistré à l’hôpital pédiatrique Lenval un grand nombre de passages en consultation en urgence. Pas seulement des habitants de Nice – nous accueillons une population qui vient des Alpes-Maritimes et de l’est du Var. Le taux de passage aux urgences pour des causes somatiques s’est effondré et le taux motivé par des demandes pédopsychiatriques a augmenté par rapport à 2019 : tentatives de suicide, décompensations délirantes, maltraitances, mais aussi des symptômes moins bruyants en apparence comme des troubles du sommeil ou des pleurs importants du nourrisson.

Nous ne disposons pas encore de chiffres sur ces troubles liés au Covid. Je pense qu’étudier et traiter ces effets cumulatifs prendra des années. Le Covid et le confinement génèrent une menace particulière et nous manquons de recul sur leurs implications. On voit ainsi surgir toutes sortes de fantasmes assez nouveaux comme la peur de mourir ou de tuer ses parents et ses grands-parents, des troubles nouveaux comme des régressions massives et persistantes dans les apprentissages déjà acquis, par exemple la lecture. L’enfant, même petit, ressent de la culpabilité sans avoir les capacités de la symboliser, un sentiment qui peut se développer par la suite et le poursuivre toute sa vie, dans ses choix d’existence.

Dans ce contexte, la décapitation de Samuel Paty, puis l’attentat de la basilique à Nice ont entraîné des effets de sidération et de peur. L’effet cumulatif, dans un temps court, de nombreux traumatismes pourrait se comparer à un effet de blast. Ce que je n’avais jamais observé de façon aussi prégnante, même après le 14 juillet 2016, je le constate aujourd’hui chez les soignants, les populations scolaires et même plus largement. 

Nous procédons depuis 2016 à une grande étude épidémiologique sur la persistance des troubles chez les enfants impactés, directement ou non, par l’attentat du 14 Juillet. Notre étude porte sur 550 enfants et parents, et nous devrions élargir notre cohorte à mille personnes. Nous analysons les facteurs de risque d’évolution vers des troubles de stress post-traumatique, ce qui doit permettre de mieux cibler les thérapeutiques. En 2019, trois ans après l’attentat, 60 % des enfants étaient toujours suivis. Les plus jeunes sont les plus vulnérables, les plus atteints par toutes sortes de comorbidités. Le taux de détresse psychologique est de 32 % chez les moins de 6 ans, de 21 % pour ceux âgés de 6 à 12 ans.

Pour bien mesurer la durabilité des troubles, il faut savoir que des cas se déclarent aujourd’hui encore : j’ai vu récemment un garçon de 4 ans qui, au moment de l’attentat, était en train de naître à la maternité située à l’hôpital, mais dont le grand-père était sur la promenade des Anglais. On peut parler là d’une sorte de traumatisme par procuration, mais qui pourrait conduire à l’apparition de troubles par la suite. Cela peut aussi toucher des enfants de femmes enceintes au moment de ­l’attentat.

Notre méthodologie d’étude fonctionne aussi pour les enfants touchés par la catastrophe des inondations de l’arrière-pays niçois ou par les effets du confinement. Ce travail de recherche peut servir pour la gestion des catastrophes, c’est pourquoi nous le partageons très largement – par exemple, avec nos confrères norvégiens qui travaillent sur les impacts de la tuerie d’Oslo et d’Utoya de 2011, ou avec ceux de Strasbourg, de Berlin ou de Manchester. Aussitôt après l’attentat de Vienne, nous l’avons communiqué aux Autrichiens. Nous participons d’ailleurs au consortium pour la mise en place d’un centre européen pour les victimes du terrorisme qui devrait voir le jour d’ici une année, si tout va bien. Malgré l’intérêt évident de ce travail, nous avons eu les plus grandes difficultés à être soutenus par les agences de recherche – nous avons fonctionné jusqu’en 2019 grâce à des dons privés.

Pour terminer sur une note moins pessimiste, il faut prendre conscience que la prévention est essentielle. Prévenir, c’est mettre des atouts de notre côté, sachant que l’avenir sera instable. Nos études incitent à agir le plus en amont possible, en mettant en place des lieux d’accueil rapides. Un enfant n’a pas besoin d’être suivi pendant des années, c’est l’enseignement du psychanalyste britannique Donald Winnicott : parfois, trois ou quatre séances d’écoute spécialisée suffisent. En revanche, si on laisse les troubles s’enkyster, le traitement des adultes sera autrement long et complexe. Il faut donc former le personnel de terrain afin qu’il repère les enfants qui ne vont pas bien. Ce n’est pas si simple, spécialement avec les enfants préverbaux. Il faut des moyens, ce qui n’a pas toujours été le cas. Nous bénéficions d’une grande amélioration avec la mise en place des centres régionaux de psycho­traumatisme, ainsi que du Centre national de ressources et de résilience (CN2R) créé à la suite du rapport remis à l’exécutif par Françoise Rudetzki, fondatrice de l’association SOS Attentats et membre du Conseil économique, social et environnemental. Il y a quatre ans, rien de tout cela n’existait. Prévenir, se préparer à toutes les éventualités, c’est la condition pour que notre société traverse les difficultés auxquelles elle devra faire face pendant des années. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

 

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