C’était au sujet de l’hystérie. Je questionnais un infirmier en psychiatrie sur ce qui justifiait la classification du comportement d’une femme libérée, volubile, extravertie, en pathologie avérée. Sa réponse fut aussi brève que le sujet paraissait profond : « Une pathologie, c’est quand ça empêche de vivre. »

Une pathologie, c’est quand on ne peut plus sortir de chez soi sans prendre les précautions obligatoires, soumises à l’amende et à la vindicte. Une pathologie, c’est lorsque l’on anéantit ses coutumes sociales, poignées de main, bises, embrassades, pour limiter une contagion. C’est remplacer par l’angoisse, la restriction et l’interdit le désir de nouveaux souffles, personnels comme professionnels. C’est anticiper les ravages d’un véhicule, la dangerosité d’un individu, c’est mesurer la hauteur de son verbe à l’aune des bas de plafond. C’est craindre pour chacun lorsqu’on défile pour la défense de tous. Nulle part chez soi sinon bâillonnés, nulle part en sécurité sinon écartés et méfiants : une pathologie, c’est ne plus pouvoir accéder immédiats à l’instant.

Il y avait cette timidité à rougir lorsque les yeux se croisent, il y avait ces paroles, murs du silence ou digues rompues, il y avait les sourires. Il y aurait, ami·e·s, amant·e·s, les rendez-vous où l’on n’irait pas, flemme, occupations, ces dîners reportés, ces cinés annulés, ce soir, je peux pas, j’ai routine. Tout cela était de l’ordre du possible, pire, du banal. Liberté. Banale liberté. Il s’agissait de choisir : réponse oui, réponse non, réponse je vais voir ce que je peux faire. Souvenons-nous. Qu’est-ce qui nous empêchait souvent de vivre ces instants-là ? Quelle était notre pathologie du moment ?

 

Plaisante liberté. Libre à chacun·e de choisir son plaisir. À l’échelle de l’humanité, cela ne fait pas si longtemps. Cela ne s’est même pas encore produit dans tous les espaces habités, légiférés, sacralisés par la main de l’homme (et, par association de crainte du pouvoir, celle des femmes aussi). Quelle ambition malade a-t-elle pu de la sorte enfermer nos chaleurs dans nos corps, nos mots dans nos cerveaux ? À l’encontre de quoi, les danses, les parfums, les jouissances ?

 

Désormais qu’ils nous manquent, c’est par impression en creux que ces désirs-là modèlent nos instants endeuillés. Il s’agit de sauver les vivants, il s’agit d’isoler les malades et d’éviter les morts. Isolement, évitement, salut commun… Avant que ce ne soit pas à la bouchée viciée du pangolin, c’est au divin, puis au politicien, que nous avons dû rendre compte de nos fautes et nos repeints, nos libertés tronquées et nos débords essentiels pour ne pas devenir fous… pour de bon…

Une pathologie c’est ce qui empêche de vivre. Il y a les pathologies du sang, et par le sang. Des agents pathogènes coupent des têtes bien pleines, s’exposent comme délire, comme carnage, hurlent ces vengeances désespérantes qu’avait si bien saisies Cabu : « C’est dur d’être aimé par des cons. » Morts de rire. Des agents pathogènes tuent Cabu, massacrent dans nos rangs. Ils veulent tuer la liberté, géniale liberté, liberté chérie, nulle part à l’abri. Et nous, de lutter contre l’anxiété, contre l’excité, de réfléchir au présidé, comment ne pas devenir fous, pour de bon ?

Jamais trop tard pour se poser la question. Car il y a folie et folie. Il y a système binaire, il y a manichéisme, il y a éléments de langage, il y a chausse-trapes rationnelles du quotidien. Il y a infiltrations, virus, censeurs, malades de dieux, toutes marques confondues. Il y a besoin de protection, nécessité du lien, mais, aussi et surtout, paradoxes et contradictions. Il y a menaces internes et externes sur nos démocraties / il y a yeux et mains arrachés sur la voirie. Il y a manque à gagner / il y a inessentiels à trier sur le volet. Il y a besoin d’unité / il y a représentation écorchée. De quelle pathologie parle-t-on ? Responsables vs coupables ? Sécurité contre liberté ? Cette volonté politique, cet acharnement médiatique, ces migrants, ces croyants, ces milliards réclamés depuis si longtemps, tombés comme à contretemps… Il y a fort à faire dans nos fors intérieurs pour ne pas céder aux sirènes de la terreur.

C’était au sujet d’une époque. Je me questionnais sur ce qui justifiait la classification de celle que j’avais rimée, bonne année, à son 1er janvier, « 2020, l’année trop bien », en un temps de pathologie avérée. Je me rappelais une réponse aussi brève que le sujet paraissait profond : « Une pathologie, c’est quand ça empêche de vivre. » Comment ne pas s’empêcher de vivre dans la conjonction de tant de souffrances médicales, sociales, économiques, religieuses, belliqueuses, à tous les âges, dans tous les milieux ? Comment ne pas devenir fous dans cette période malade, dans ce risque assigné à tous les cervelets ? Agonie du spectacle vivant, des indépendants, des rêves de nos enfants, lycéens, étudiants… Être parent en 2020, certains y renoncent sciemment, pensant agir en sages. Renoncement climatique, sociologique, politique, raisonnable et sensé. Une pathologie, c’est quand ça empêche de donner la vie en se disant qu’on a bien fait. Comment ne pas devenir fous de ce triste héritage ? Ne serait-ce plutôt, comment ne pas le devenir davantage ? 

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