Sommes-nous entrés dans une période inédite relativement à la question des prix et des salaires ?

La période est effectivement inédite à plusieurs titres. D’abord, du point de vue de la hausse des prix, qui intervient dans un univers où tout avait été construit pour la restreindre. L’inflation est plus faible en France que dans les autres pays européens grâce au bouclier tarifaire. L’Insee estime pour l’instant qu’elle se situe autour de 6 % ; selon les critères européens d’Eurostat, elle serait à 7 %. Le différentiel moyen avec nos voisins est plus faible que les quatre ou cinq points avancés par certains.

Cette inflation vous paraît-elle structurelle ?

On doit bien entendu tenir compte des éléments extérieurs – l’énergie et les prix agricoles –, mais les interrogations vont au-delà. Dans les années 1970, avec une inflation à deux chiffres, on parlait d’une boucle salaires-prix et les marges des entreprises s’étaient réduites. Aujourd’hui, l’inflation n’est pas formée par une hausse des salaires. On constate même l’émergence d’une boucle prix-profits. Un certain nombre d’entreprises voient leurs marges très fortement progresser.

À quel niveau peut-on évaluer les hausses de salaire ?

Elles sont là aussi inédites depuis une dizaine d’années, mais elles ne suffisent pas à compenser les niveaux d’inflation. Dans les années 1970, des mécanismes d’indexation salaires-prix existaient encore. En 1974, Jacques Chirac, Premier ministre, avait décidé une garantie de ressource pour les chômeurs, qui représentait 90 % du dernier salaire. On avait même abouti à un niveau supérieur à l’inflation des rémunérations du travail. À partir des années 1980, nous sommes entrés dans ce qu’on a appelé la « déflation compétitive », avec une désindexation partielle de l’ensemble des revenus du travail.

Pourquoi les salaires sont-ils toujours bloqués ?

Effectivement, nous vivons dans la plupart des pays avancés une période de croissance économique avec davantage de création de richesse. Dans le même temps, les revenus du travail diminuent en valeur réelle, même en prenant en compte les créations d’emplois. La masse des profits augmente – pas dans toutes les activités économiques, évidemment – mais l’on assiste pratiquement partout à un effritement des positions du salariat. Ce recul trouve sa source dans des mécanismes propres au marché du travail qui ont modifié le rapport de force en faveur du capital au détriment du travail.

« Nous vivons une période de croissance économique avec davantage de création de richesse, et, dans le même temps, les revenus du travail diminuent en valeur réelle »

Quels sont ces mécanismes ?

Il est difficile de les hiérarchiser parce qu’ils sont en interaction les uns avec les autres, mais on peut d’abord noter la diminution majeure de la capacité de mobilisation des syndicats, qu’on retrouve dans de nombreux pays, et particulièrement en France. On constate une fragmentation de l’univers syndical ; les organisations ont du mal à se coordonner. L’action syndicale éprouve une difficulté à se renouveler dans un marché du travail très largement modifié. Nous ne sommes plus dans un monde industriel avec des usines de grande taille et une main-d’œuvre stable. Les syndicats sont au milieu du gué d’une adaptation à la précarisation, à la tertiarisation, à la féminisation et même aux questions de genre. Sans compter les populations discriminées du fait de facteurs ethniques.

Quelles sont ces mutations du marché du travail ?

Elles ont été en partie dictées par des politiques publiques qui avaient pour objectif de résoudre le chômage de masse grâce à la flexibilisation. Les entreprises ont développé le sous-emploi à travers le temps partiel contraint, l’intérim. Même si la masse des salariés est relativement stable, contrairement aux prédictions de la fin du salariat, sa nature a changé avec un taux de rotation accéléré et des contrats de plus en plus courts. Sur les vingt dernières années, c’est assez spectaculaire. Ce sous-emploi a remplacé le chômage pour tirer les salaires à la baisse en fournissant une armée de réserve aux entreprises, et le phénomène s’est aggravé du fait de la montée en puissance des autoentrepreneurs. Ces éléments expliquent que des taux de chômage pourtant faibles ne provoquent aucun début de rattrapage des salaires.

Comment ce sous-emploi s’organise-t-il ?

Par exemple, par ce qu’on appelle la différenciation des emplois. On avait dans le passé des catégories assez larges où, suivant le type de qualification et de compétences techniques, vous pouviez prétendre au même salaire tout en changeant d’entreprise : si vous étiez ingénieur mécanicien, vous pouviez passer de l’automobile à d’autres secteurs et même dans la production électronique. Cela concernait également les services : le personnel commercial d’un grand magasin pouvait ainsi être recruté dans des grandes surfaces. Aujourd’hui, tout est fragmenté. Une expérience d’hôtesse de caisse en hypermarché ne va pas être similaire à celle d’une hôtesse de caisse dans un grand magasin ou dans un magasin Ikea. Cette fragmentation restreint l’accès au marché du travail, qui est frappé par un phénomène que l’on appelle le « monopsone ».

C’est-à-dire ?

Ce terme décrit la situation où une entreprise ou un groupement d’entreprises se retrouvent en situation de monopole sur le marché du travail. C’est le cas des hypermarchés, principaux pourvoyeurs d’emplois à temps partiel pour des femmes à faible qualification. Ces monopsones locaux sont en position de force concernant les salaires, les horaires, les conditions de travail. C’est ainsi qu’ils peuvent décider de n’offrir que des temps partiels à des femmes particulièrement touchées par le sous-emploi. Ce phénomène va jusqu’à des ententes de non-sollicitation du personnel entre entreprises. Cela commence à devenir un phénomène préoccupant. À la différence des ententes commerciales interdites, ces non-débauchages ne sont pas illicites mais posent bien des questions. Une jurisprudence est d’ailleurs en train de s’ébaucher au niveau de la Cour de cassation.

Ces pratiques pèsent sur les niveaux de salaires ?

On peut estimer qu’après la pression à la baisse sur les salaires décidée par les gouvernements des pays occidentaux depuis les années 1980, les entreprises ont pris le relais. Une très grande majorité de branches professionnelles affichent des minima inférieurs au Smic. Les négociations sont atones, la mécanique du paritarisme est grippée.

« Une très grande majorité de branches professionnelles affichent des minima inférieurs au Smic. Les négociations sont atones, la mécanique du paritarisme est grippée »

Les salaires français sont-ils en retard sur ceux de nos voisins européens ?

Ce n’est pas si sûr, en tout cas pas au niveau des salaires minimums. En fait, la pression est forte partout. On observe le même écrasement des rémunérations en milieu de grille pour les salaires moyens. Peut-être un peu moins en Allemagne, pays qui présente un niveau de productivité légèrement supérieur. Mais la distribution des rémunérations est différente. Nous avons en France un niveau de cotisations sociales plus élevé qu’en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Cela se traduit par un salaire net inférieur mais avec des contreparties largement supérieures dans le domaine des retraites.

Et du point de vue des fonctionnaires ?

Dans ce domaine, la France se distingue par son choix de paupériser une partie des travailleurs du secteur public. Les enseignants français sont largement moins bien rémunérés que leurs collègues allemands, par exemple. La capacité budgétaire supérieure des Allemands peut s’expliquer notamment par un déficit du nombre d’enfants et de jeunes de moins de 20 ans. Du coup, l’enveloppe est plus grande ! Un autre facteur explicatif, c’est le choix de l’État français de faire supporter par les actifs les pensions des fonctionnaires déjà en retraite. Si l’on additionne la part salariale et celle de l’employeur, les cotisations retraite des fonctionnaires représentent autour de 70 % du salaire net. En Allemagne, le total des cotisations retraite pour les fonctionnaires d’État est de l’ordre de 30 %. Le complément est directement versé par l’État aux caisses de retraite.

La France n’a-t-elle pas tout de même revalorisé le point d’indice des fonctionnaires ?

Effectivement, la revalorisation est de 3,5 %. Cette augmentation est parfaitement en ligne avec ce que propose le privé. L’État ne donne aucun signal en faveur d’une accélération salariale, nous sommes dans la continuité des décennies précédentes.

Les pénuries de main-d’œuvre ne devraient-elles pourtant pas contribuer à la remontée des salaires ?

Je ne suis pas certain que la France vive une « grande démission ». Je pense que nous traversons un problème conjoncturel, avec un surcroît de démissions dans le sillage de la pandémie. Concernant les 300 000 ou 400 000 emplois vacants en France, on manque d’un outil statistique qui permettrait de préciser s’il s’agit de CDI, d’emplois saisonniers ou de missions très courtes. Quand un secteur est structurellement touché, c’est-à-dire quand il fait face à une main-d’œuvre insuffisamment formée et qu’il présente des difficultés anciennes de recrutement, on constate aussitôt une inflation salariale. C’est vrai dans le domaine de l’informatique, mais ce n’est pas le cas dans la plupart des secteurs.

Entrevoyez-vous néanmoins une possible modification du rapport de force entre le travail et le capital ?

Sur le moyen ou le long terme, peut-être. Deux écueils se dressent sur le chemin de notre croissance économique : même si elle est un peu plus forte que dans d’autres pays, notre démographie commence à stagner. D’autant que nous n’avons aucune ouverture des politiques migratoires. Dans ces conditions, des pénuries réelles de main-d’œuvre peuvent intervenir. Plus encore dans un contexte de transition environnementale avec des secteurs comme le BTP qui vont avoir besoin de recruter considérablement. Certaines entreprises anticipent ces pénuries en maintenant des personnes dans l’emploi. Cela pourrait expliquer un phénomène dont on a du mal à cerner les contours : un déclin de la productivité du travail observé depuis quelques trimestres.

Les transferts du travail vers le capital sont-ils quantifiables ?

Les calculs sont difficiles à établir si l’on songe qu’une grande partie des profits sont transférés à l’étranger, je pense que ces profits sont très largement sous-estimés dans l’économie française. J’ai plutôt tendance à regarder au niveau mondial, et là, on constate que la part dévolue au capital se situe à un niveau historiquement élevé.  

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

 

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