Le responsable de la CGT ne sait plus quoi revendiquer et multiplie les félicitations sur sa page Facebook. Laurent de La Clergerie, président du groupe LDLC qui vend du matériel informatique en ligne – un millier de collaborateurs, 685 millions d’euros de chiffre d’affaires –, est un patron hors norme. Semaine de 32 heures en quatre jours pour les salariés, rémunération minimale à 2 050 euros brut (25 % au-dessus du Smic) : il multiplie les actions en faveur de ses équipes implantées à Limonest, dans le Rhône. « Je veux passer le message que chaque salarié compte pour l’entreprise. Et je veux que chacun puisse avoir un salaire qui lui permette de vivre », assure-t-il.

Laurent de La Clergerie ne s’est pas arrêté là : le quinquagénaire a décidé de réduire et de plafonner son propre salaire à onze fois le salaire minimum après impôts. « Je pourrais me payer le double, la société le pourrait, détaille-t-il. Mais je ne cherche pas à toucher plus que ce dont j’ai besoin. » Sachant que, les années fastes, LDLC lui reverse également des dividendes qui s’ajoutent à cette rémunération.

En 2016, le patron lyonnais a même tenté le salaire à un euro, inspiré par un souvenir d’enfance : la lecture d’un article sur Walt Disney, qui lui avait appris que le père de Mickey Mouse touchait un dollar symbolique et vivait grâce à ses dividendes. « Je trouvais logique de me dire que je n’étais payé que par les résultats de la société : si elle ne marche pas, c’est ma faute. » Sauf qu’à cette période-là, LDLC n’a rien redistribué à ses actionnaires… Au bout d’un an et demi, Laurent de La Clergerie décide donc de se réattribuer un salaire – moins élevé qu’auparavant.

« Le vrai sujet, pour moi, c’est que chaque salarié touche de quoi vivre décemment »

Sa politique salariale semble satisfaire les équipes, qui saluent surtout les efforts réalisés pour leur qualité de vie au travail. « J’ai l’impression que les salariés s’en fichent de ce que je gagne, poursuit-il. Comme ils se sentent considérés dans l’entreprise, je pense que même si je me payais plus, cela ne les gênerait pas. Le vrai sujet, pour moi, c’est que chaque salarié touche de quoi vivre décemment. Parce que si on se dit : “Moi je n’arrive pas à vivre alors qu’il y a un gars qui se paye largement”, là c’est plus compliqué », ajoute Laurent de La Clergerie, qui se dit « socialement de gauche et économiquement de droite ».

Le choix de plafonner sa rémunération reste pourtant une tendance marginale chez les dirigeants d’entreprises. Il faut dire que le montant du salaire relève d’un mécanisme hautement symbolique. « Vous n’êtes pas un dirigeant qui compte si vous n’êtes pas bien payé, note François-Xavier Dudouet, directeur de recherche au CNRS en sociologie politique et morale. C’est un milieu où l’échelle de toute chose reste quand même l’argent ! La valeur des actions, des biens et des services que l’on produit, des personnes… Cela fonctionne dans un sens comme dans l’autre : si vous êtes bon, vous devez avoir de l’argent ; et si vous avez de l’argent, c’est que vous êtes bon. »

Plafonner le salaire du patron aura aussi un impact sur tous ceux qui sont en dessous de lui. « Le patron, à part dans la finance, c’est celui qui est le mieux payé. Ensuite, il y a une hiérarchie des rémunérations décroissante par rapport à lui. Donc plus il est haut, plus ceux qui sont immédiatement en dessous peuvent espérer de grosses rémunérations. » À l’inverse, en bloquant le salaire du dirigeant, symboliquement, c’est toute la pyramide en dessous de lui qui est « dévalorisée » ; on empêche l’évolution et la progression. « Les logiques endogènes à la rémunération des hauts dirigeants sont telles qu’elles ne peuvent s’arrêter », estime François-Xavier Dudouet.

La coopérative a adopté le principe d’une limite entre le plus bas et le plus haut salaire

Certaines structures tentent néanmoins de réinventer leur fonctionnement en se détachant – tant bien que mal – de la logique capitaliste. Au sein de l’économie sociale et solidaire – secteur qui regroupe environ 15 % de l’emploi salarié en France et concerne des associations, des coopératives, des mutuelles et des entreprises sociales –, le plafonnement du revenu des dirigeants s’inscrit dans l’ADN de la plupart des structures. Ainsi, l’agrément Esus (entreprise solidaire d’utilité sociale), créé en 2014, porte une attention particulière à la politique de rémunération, à travers deux de ses critères d’attribution : la moyenne des cinq plus grosses rémunérations (primes incluses) ne doit pas excéder sept fois le Smic ; le plus gros salaire ne doit pas dépasser dix fois le Smic.

Certains vont même plus loin. C’est le cas chez Enercoop, une coopérative d’électricité verte, locale et citoyenne, fondée en 2005 – 130 salariés, près de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires. L’entreprise affiche sa philosophie dans ses statuts : un projet militant, avec une gouvernance participative. Cela se retrouve au niveau de l’épineuse question des salaires : « Nous avons un cercle de rémunération, un espace où faire émerger de l’intelligence collective, dans lequel chaque personne aura une voix », explique Béatrice Delpech, directrice adjointe de la coopérative. Ses membres, issus des différents pôles d’Enercoop, débattent ensemble des grandes orientations et des grilles salariales.

À ses débuts, la coopérative a adopté le principe d’une limite entre le plus bas et le plus haut salaire. Le premier a été fixé à 2 600 euros par mois – le second ne pouvait pas s’élever à plus du double, soit 5 200 euros. Pour assurer les besoins de recrutement, en 2014, la coopérative est passée au facteur 3 : le salaire le plus élevé de la structure est au maximum trois fois plus élevé que le plus bas. Dans les faits, en 2021, le ratio était un peu en dessous : 2,25, soit moins de 6 000 euros pour le plus haut salaire de la coopérative. Avec une totale transparence sur le salaire de chacun.

« Les dirigeants de l’économie sociale et solidaire sont souvent des personnes qui privilégient d’autres choses que le montant de leur rémunération, confie Béatrice Delpech. Ce sont des militants, qui trouvent que c’est bien d’encadrer des salaires. » Globalement, les salariés s’y retrouvent, avec une attention particulière portée, par exemple, à la qualité de vie au travail. Et visiblement, cela paye : ceux qui quittent Enercoop partent en général pour un projet ou pour changer de métier, rarement pour devenir salarié d’une structure plus classique. 

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