Les autoentrepreneurs employés par les plateformes et les chauffeurs VTC peuvent-ils espérer des augmentations de leur rémunération face à l’inflation ?

Ils connaissent plutôt une dégradation de leurs revenus ces dernières années. Les plateformes ont tendance à baisser les prix minimaux des courses et à augmenter les commissions qu’elles leur prélèvent. Lorsqu’elles s’installent sur un marché, ces entreprises ont intérêt à attirer des travailleurs en proposant de faibles commissions, de même qu’elles fixent des prix de course faibles pour attirer les clients. Mais, une fois bien ancrées, elles changent complètement de modèle économique. Par exemple, en mettant en place le système des courses partagées à plusieurs clients, qui sont peu rémunératrices pour les chauffeurs. Elles dégradent les conditions de rémunération de travailleurs qui sont devenus captifs du système, à l’instar des chauffeurs qui se sont endettés pour acheter leur voiture ou des personnes qui ont quitté l’emploi que, dans un premier temps, elles avaient conservé pour ne plus travailler que pour la plateforme.

Combien y a-t-il de travailleurs autoentrepreneurs, tous secteurs confondus, en France aujourd’hui ?

C’est un phénomène massif. Le travail non salarié a beaucoup augmenté depuis la mise en place du régime de l’autoentrepreneur sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Depuis un siècle, le nombre de travailleurs indépendants était en baisse constante, mais ce statut a changé la donne. Aujourd’hui, les autoentrepreneurs représentent un tiers des 3,7 millions d’indépendants que compte le pays.

Quels sont les profils de ces nouveaux travailleurs non salariés ? Le statut d’autoentrepreneur a essaimé dans de nombreux secteurs…

Oui, mais ce dispositif a été utilisé à plein régime par les plateformes numériques qui ont mis en place un véritable modèle de gestion de main-d’œuvre entièrement fondé sur ce statut. Dans le monde de l’entreprise en général, mais aussi des administrations – à l’exemple d’un service de recherche au sein d’un ministère auquel je me suis intéressé –, il y avait cette même logique de recruter une partie des travailleurs « à leur compte ». L’ubérisation, c’est cette dynamique qui sort les travailleurs de l’entreprise.

Quelles sont les différences concrètes entre le salarié et l’autoentrepreneur ?

Le salariat est une institution à laquelle sont agrégés une multitude de droits. Quand on est autoentrepreneur, on n’est pas couvert par le droit du travail. Il n’y a ainsi pas de limite maximale au nombre d’heures travaillées, pas de congés payés, pas de salaire minimal, pas de droit à se syndiquer, pas de droit de grève et pas d’indemnités chômage. Les protections qui existent sont moindres, notamment au niveau des indemnités journalières en cas de maladie : au cours de sa première année d’activité, un autoentrepreneur qui est victime d’un accident du travail n’y a ainsi pas le droit. Et il n’y a aucune protection en cas de perte d’emploi. Les autoentrepreneurs ont tout de même accès à l’assurance maladie et à la cotisation à la retraite, mais le montant de leur pension est indexé sur leur chiffre d’affaires, or les trois quarts des autoentrepreneurs gagnent moins de 700 euros par mois.

Comment vivent-ils cette situation ?

Dans leurs récits, ils racontent le plus souvent leurs débuts avec enthousiasme. La joie d’avoir retrouvé un job ou des revenus complémentaires. Mais, dès qu’il y a un pépin, ils se retrouvent face à la grande précarité de leur situation. Il y a alors une désillusion très forte. Ils évoluent dans des milieux de travail peu protecteurs, violents. Cela se termine souvent par un conflit, il n’y a pas d’espace de discussion. C’est un autre « avantage » pour les entreprises : elles n’ont pas à mettre en place de négociations collectives ni de dialogue social. Toutes ces protections envolées, les travailleurs n’en prennent pas toujours immédiatement conscience. Mais quand un problème de santé ou de famille apparaît, toute la fragilité de leur statut leur saute aux yeux.

« Hervé Novelli, le secrétaire d’État qui a mis en place le statut d’autoentrepreneur avec Nicolas Sarkozy, déplore encore l’instauration de la Sécurité sociale en 1945 ! »

Observez-vous un fossé entre le discours politique sur l’« entrepreneuriat » et la réalité de l’autoentreprise ?

En parlant avec des autoentrepreneurs, je me suis aperçue que beaucoup étaient en fait en recherche d’emploi et qu’ils ont adopté ce statut dans le but de s’insérer sur le marché du travail. Nous avons l’image d’Épinal de l’entrepreneur qui a une idée, un créneau sur une niche, et crée son embryon d’entreprise pour développer cette activité. Lors de mes entretiens réalisés à partir de la base de l’Insee sur les inscrits de 2009, je suis tombée sur une jeune architecte en sortie d’études cherchant de premières missions, un jeune podologue qui fabrique des semelles pour un collègue déjà installé, une personne qui enseigne le français pour une municipalité qui lui demande d’être rémunérée sur facture… Certes, il y a une proportion de gens qui ont une compétence particulière et montent une autoentreprise avant de passer à une plus grosse boîte. Mais cela représente une très faible part des enquêtés. Les économistes Nadine Levratto et Évelyne Séverin ont d’ailleurs montré que le dispositif de l’autoentreprise ne permettait ni d’investir ni d’innover. Il n’y a pas de possibilité d’amortir des investissements quand on est autoentrepreneur. Ce statut est donc, au fond, antinomique avec un projet d’entrepreneuriat.

Peut-on comparer ceux que vous nommez les « prolétaires 2.0 » aux travailleurs qu’étudiait Karl Marx ?

Quand je recueille la parole de ces travailleurs non salariés d’aujourd’hui, surtout ceux des plateformes, cela me replonge dans mes cours d’histoire sociale, lorsqu’on me racontait la vie de ceux qui se rendaient chaque matin en place de Grève pour y chercher de quoi travailler à la journée. Être autorisé ou pas à se connecter sur la plateforme, avoir le droit à un bon créneau, travailler treize ou quatorze heures par jour pour que l’algorithme vous distingue des autres… La logique qui régit l’existence des travailleurs des plateformes au jour le jour est assez semblable à celle que subissaient les ouvriers du XIXe siècle.

L’« entrepreneuriat » a été promu comme un modèle souhaitable, un modèle du futur. C’est plutôt un retour en arrière. Avec des travailleurs mobilisés à la course – et même plus à la journée –, on est dans une régression totale. Marx expliquait que le système de double rémunération à la journée et à la tâche apparu au cours du XIXe siècle répondait pour les patrons à un double intérêt : payer des ouvriers à la journée pour les obliger à rester mobilisés à leur poste dans l’usine et, en même temps, les inciter à rester productifs en les gratifiant au nombre de pièces réalisées. Ces boulots à distance et la situation du marché du travail aujourd’hui ont permis de payer à la tâche ou à la course plutôt qu’à la journée. Les travailleurs enchaînent les heures pour atteindre une certaine rémunération, en l’absence d’autre source de revenus. Le niveau de chômage crée une « armée de réserve », comme disait Marx. Les entreprises ne sont pas contraintes de proposer mieux pour ces travailleurs, dont beaucoup cumulent les vulnérabilités.

Le statut d’autoentrepreneur a-t-il fait baisser le taux de chômage ?

L’augmentation du travail non salarié a été, au cours de l’histoire, une solution libérale qui invisibilise plus qu’elle ne résout la crise de l’emploi. Dans les années 1930, le travail non salarié se développe face au krach boursier et à l’exclusion des étrangers du marché de l’emploi. Entre 1976 et 1979, les pouvoirs publics incitent au travail non salarié à la suite de l’explosion du chômage.

« L’augmentation du travail non salarié a été, au cours de l’histoire, une solution libérale qui invisibilise plus qu’elle ne résout la crise de l’emploi »

Raymond Barre propose alors le dispositif Accre, une aide à la création d’entreprise qui existe toujours. Mais, pour les adversaires de la protection sociale, c’est aussi l’occasion de remettre en cause le salariat, qui n’est pas seulement un mode de relation de travail mais aussi une institution qui porte un certain modèle social. Quand Nicolas Sarkozy et son secrétaire d’État de l’époque, Hervé Novelli, mettent en place le statut d’autoentrepreneur, ils vendent un modèle qui loue la petite entreprise et critique l’intervention publique. Hervé Novelli, que j’ai interrogé dans le cadre de mes recherches, déplore encore l’instauration de la Sécurité sociale en 1945 !

La présence des autoentrepreneurs sur le marché est-elle durable ?

J’ai tendance à penser que le mouvement d’incitation au travail non salarié n’est pas terminé. L’objectif d’Hervé Novelli était que le recours aux autoentrepreneurs remplace le recrutement de travailleurs en CDD dans les entreprises. On dévalorise le salariat. On met en avant la flexibilité, la liberté. Les plateformes ont donné un élan supplémentaire à cette tendance. Ce n’est pas un hasard si le même Hervé Novelli a permis d’ouvrir légalement à la concurrence le travail, jusque-là encadré, des taxis. Le soutien d’Emmanuel Macron aux plateformes comme Uber suit cette logique : il faut protéger les plateformes du risque de requalification des travailleurs en salariés, c’est-à-dire les « protéger » de la loi ! Mais le monde politique est un monde pluriel. Les travaux de certains députés et sénateurs vont à l’encontre de cette mécanique, tout comme l’application de la loi par l’inspection du travail et l’Urssaf, qui luttent contre la mise en place de systèmes intentionnellement frauduleux. Leur travail a abouti à des condamnations en justice. Le 19 avril, l’entreprise Deliveroo a été reconnue coupable d’avoir dissimulé 2 286 emplois de livreurs en Île-de-France entre avril 2015 et septembre 2016 et condamnée à régler à l’Urssaf 9,7 millions d’euros. L’enquête avait démarré par un procès-verbal dressé par l’inspection du travail.

Diriez-vous que les autoentrepreneurs sont la plupart du temps des salariés déguisés ?

Établir des statistiques fines sur l’emploi déguisé est par essence très difficile, même si l’Insee essaie de trouver les bons indicateurs pour repérer le faux travail indépendant. Concernant les travailleurs des plateformes, ils sont tous logés à la même enseigne. D’après nos enquêtes, ce sont quasi exclusivement des salariés déguisés. Pour les autoentrepreneurs travaillant dans d’autres secteurs d’activité, les entretiens que j’ai menés avec eux révèlent que plus de la moitié d’entre eux relevaient aussi de ce phénomène.

Comment reconnaît-on un « vrai » indépendant d’un « faux » ?

Les juristes retiennent un faisceau d’indices : le pouvoir de direction, de contrôle et de sanction. Si l’entreprise pour laquelle vous travaillez vous dit comment travailler, contrôle votre travail et peut vous sanctionner, vous êtes un salarié déguisé. Le droit, c’est aussi une histoire et une jurisprudence. Et je pense que d’autres critères devraient être pris en compte, par exemple la capacité du travailleur à fixer ses tarifs. Ne pas pouvoir fixer ses propres prix, comme c’est le cas pour les travailleurs des plateformes, c’est le signe assez net du rapport de force qui existe entre un employeur et un travailleur. 

 

Propos recueillis par ADELINE PERCEPT

 

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