Ils avaient longtemps été parfaitement anonymes. Ils étaient vêtus comme des étudiants, c’est-à-dire mal. Sylvie d’une unique jupe, de chandails laids, d’un pantalon de velours, d’un duffle-coat, Jérôme d’une canadienne crasseuse, d’un complet de confection, d’une cravate lamentable. Ils se plongèrent avec ravissement dans la mode anglaise. Ils découvrirent les lainages, les chemisiers de soie, les chemises de Doucet, les cravates en voile, les carrés de soie, le tweed, le lambswool, le cashmere, le vicuna, le cuir et le jersey, le lin, la magistrale hiérarchie des chaussures, enfin, qui mène des Churchs aux Weston, des Weston aux Bunting, et des Bunting aux Lobb.

Leur rêve fut un voyage à Londres. Ils auraient partagé leur temps entre la National Gallery, Saville Row, et certain pub de Church Street dont Jérôme avait gardé le souvenir ému. Mais ils n’étaient pas encore assez riches pour s’y habiller de pied en cap. À Paris, avec le premier argent qu’à la sueur de leur front allègrement ils gagnèrent, Sylvie fit l’emplette d’un corsage en soie tricotée de chez Cornuel, d’un twin-set importé en lambswool, d’une jupe droite et stricte, de chaussures en cuir tressé d’une souplesse extrême, et d’un grand carré de soie décoré de paons et de feuillages. Jérôme, bien qu’il aimât encore, à l’occasion, traîner en savates, mal rasé, vêtu de vieilles chemises sans col et d’un pantalon de toile, découvrit, soignant les contrastes, les plaisirs des longues matinées : se baigner, se raser de près, s’asperger d’eau de toilette, enfiler, la peau encore légèrement humide, des chemises impeccablement blanches, nouer des cravates de laine ou de soie. Il en acheta trois, chez Old England, et aussi une veste en tweed, des chemises en solde, et des chaussures dont il pensait n’avoir pas à rougir.

Puis, ce fut presque une des grandes dates de leur vie, ils découvrirent le marché aux Puces. Des chemises Arrow ou Van Heusen, admirables, à long col boutonnant, alors introuvables à Paris, mais que les comédies américaines commençaient à populariser (du moins parmi cette frange restreinte qui trouve son bonheur dans les comédies américaines), s’y étalaient en pagaille, à côté de trench-coats réputés indestructibles, de jupes, de chemisiers, de robes de soie, de vestes de peau, de mocassins de cuir souple. Ils y allèrent chaque quinzaine, le samedi matin, pendant un an ou plus, fouiller dans les caisses, dans les étals, dans les amas, dans les cartons, dans les parapluies renversés, au milieu d’une cohue de teenagers à rouflaquettes, d’Algériens vendeurs de montres, de touristes américains qui, sortis des yeux de verre, des huit-reflets et des chevaux de bois du marché Vernaison, erraient, un peu effarés, dans le marché Malik, contemplant, à côté des vieux clous, des matelas, des carcasses de machines, des pièces détachées, l’étrange destin des surplus fatigués de leurs plus prestigieux shirtmakers. Et ils ramenaient des vêtements de toutes sortes, enveloppés dans du papier journal, des bibelots, des parapluies, des vieux pots, des sacoches, des disques.

Ils changeaient, ils devenaient autres. Ce n’était pas tellement le besoin, d’ailleurs réel, de se différencier de ceux qu’ils avaient à charge d’interviewer, de les impressionner sans les éblouir. Ni non plus parce qu’ils rencontraient beaucoup de gens, parce qu’ils sortaient, pour toujours, leur semblait-il, des milieux qui avaient été les leurs. Mais l’argent – une telle remarque est forcément banale – suscitait des besoins nouveaux. Ils auraient été surpris de constater, s’ils y avaient un instant réfléchi – mais, ces années-là, ils ne réfléchirent point – à quel point s’était transformée la vision qu’ils avaient de leur propre corps, et, au-delà, de tout ce qui les concernait, de tout ce qui leur importait, de tout ce qui était en train de devenir leur monde.

Tout était nouveau. Leur sensibilité, leurs goûts, leur place, tout les portait vers des choses qu’ils avaient toujours ignorées. Ils faisaient attention à la manière dont les autres étaient habillés ; ils remarquaient aux devantures les meubles, les bibelots, les cravates ; ils rêvaient devant les annonces des agents immobiliers. Il leur semblait comprendre des choses dont ils ne s’étaient jamais occupés : il leur était devenu important qu’un quartier, qu’une rue soit triste ou gaie, silencieuse ou bruyante, déserte ou animée. Rien, jamais, ne les avait préparés à ces préoccupations nouvelles ; ils les découvraient, avec candeur, avec enthousiasme, s’émerveillant de leur longue ignorance. Ils ne s’étonnaient pas, ou presque pas, d’y penser presque sans cesse.

Les chemins qu’ils suivaient, les valeurs auxquelles ils s’ouvraient, leurs perspectives, leurs désirs, leurs ambitions, tout cela, il est vrai, leur semblait parfois désespérément vide. Ils ne connaissaient rien qui ne fût fragile ou confus. C’était pourtant leur vie, c’était la source d’exaltations inconnues, plus que grisantes, c’était quelque chose d’immensément, d’intensément ouvert. Ils se disaient parfois que la vie qu’ils mèneraient aurait le charme, la souplesse, la fantaisie des comédies américaines, des génériques de Saul Bass ; et des images merveilleuses, lumineuses, de champs de neige immaculés striés de traces de skis, de mer bleue, de soleil, de vertes collines, de feux pétillant dans des cheminées de pierre, d’autoroutes audacieuses, de pullmans, de palaces, les effleuraient comme autant de promesses. 

Les Choses, une histoire des années soixante, © Julliard, 1965

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