Comment redonner du sens à la fête ? La résistance au consumérisme s’organise. « En général, Noël, pour nous, c’est un bon repas en amoureux, l’occasion de cuisiner un peu plus que d’habitude », raconte Corentin, 35 ans. À part de (légers) extras culinaires, pas d’autres achats en vue. « La consommation à outrance nous répugne un peu ! Toujours avoir plus, plus récent, mieux que le voisin… » Le couple, sans enfant par choix, est loin d’être représentatif des habitudes des consommateurs. Avec 549 euros par personne en moyenne consacrés aux fêtes de fin d’année en 2019 (sondage CSA / Cofidis / Rakuten), dont une large part va aux cadeaux, Noël rime généralement avec shopping et course effrénée aux idées. Pourtant, à l’image de Corentin et de sa compagne Marie, des modes de consommation alternatifs se mettent en place. Avec pour motivation le souhait de rester fidèle à ses engagements, qu’ils soient spirituels, écologiques ou sociaux.

Pas facile cependant de franchir le pas et d’arrêter de remplir sa hotte. « C’est lié à la signification du cadeau dans les relations familiales, explique la socio-anthropologue au CNRS Martyne Perrot, auteure du livre Le Cadeau de Noël : histoire d’une invention. Le présent est perçu comme un élément restaurant les liens. Ce soir-là, c’est la trêve, on se réunit. Le cadeau se doit d’être à la hauteur du sentiment qu’on a les uns pour les autres. » Et les traditions sont bien ancrées dans les esprits.

Peur du « sous-cadeau »

Malgré ces réticences culturelles, de plus en plus de citoyens réfléchissent à des alternatives au consumérisme. Avec le Secret Santa, le « Père Noël secret », des familles limitent le nombre de paquets sous le sapin en tirant au sort un seul destinataire par invité. D’autres initient des « Noëls décroissants » où le cadeau sera un objet dont ils n’ont plus l’utilité. L’association Zero Waste France, qui organise depuis deux ans le défi « Rien de neuf » – dont l’objectif est, comme son nom l’indique, de limiter les achats au cours de l’année –, encourage ces nouvelles tendances. Mais elle note aussi des freins psychologiques : « Pour ceux qui participent au défi, on constate qu’une des périodes de l’année les plus difficiles est Noël, confie Marine Foulon, coordinatrice du défi chez Zero Waste France. Le fait d’offrir est même la première raison d’acheter du neuf, car beaucoup de préjugés sont liés au cadeau d’occasion : il est perçu comme de mauvaise qualité, ou signe de radinerie. » D’autant plus si le destinataire n’est pas engagé dans une démarche similaire. « Avec de l’occasion, on craint de faire un "sous-cadeau", confirme la sociologue Martyne Perrot. On craint que l’amour que traduit supposément le cadeau puisse être sous-estimé. Moi la première, j’ai peur que ce soit mal reçu, alors que j’achète mes vêtements dans des dépôts-ventes. »

L’association Rejoué tente justement de redorer le blason de l’occasion en misant, depuis 2012, sur la qualité et la sécurité. Le chantier d’insertion porté par la structure emploie des personnes en difficulté pour remettre en état, nettoyer et remballer des jouets récupérés, avant de les mettre en vente – notamment dans un des deux magasins franciliens de l’association. « Pour nous, la qualité est un vecteur qui va permettre de généraliser l’achat d’occasion », explique Claire Tournefier, fondatrice et directrice du développement de Rejoué. Elle espère bientôt voir ses jouets vendus dans des magasins traditionnels aux côtés des neufs. Gros défi. Mais elle voit les mentalités évoluer. « Nous réalisons 50 % de notre chiffre d’affaires sur les trois derniers mois de l’année », confie-t-elle. La clientèle de Rejoué est très variée, des personnes engagées aux familles plus modestes. Consommer autrement ou faire de bonnes affaires : les motivations diffèrent mais l’enthousiasme est le même. « Les enfants sont contents, peu importe l’origine du jouet », sourit Claire Tournefier. Les filières de l’économie circulaire et du réemploi ne se limitent pas aux jouets. Les Ressourceries, par exemple, sont une véritable mine d’or pour qui aime chiner.

Mère de trois enfants âgés de 2, 4 et 6 ans, Lise a franchi le pas. La petite famille vit en Haute-Savoie. Pour la deuxième année consécutive, sous leur sapin (en pot), il n’y aura que de l’occasion. L’aîné recevra un déguisement, un jeu de société et une peluche. « C’est possible, car nous ne laissons pas traîner de catalogues de Noël. Sinon ils réclameraient des choses très précises. Pour le moment, ils sont encore petits et cela reste simple de satisfaire leurs envies. » Les motivations de Lise ? Principalement environnementales. Elle souhaite « réduire l’utilisation de matières premières ». Une démarche déjà initiée dans son quotidien. Les emballages cadeaux ne sont pas en reste : elle emploie des tissus récupérés. Et ils serviront de nouveau à une prochaine occasion. Sans les y obliger, Lise encourage ses proches à suivre la même voie. Ça commence à prendre : sa belle-sœur a acheté d’occasion deux des trois cadeaux destinés aux enfants.

Le temps et l’implication comptent plus que la valeur marchande

Innovation cette année : la jeune femme a réalisé quelques cadeaux elle-même. « Ma mère, qui n’a pas vraiment de besoins, sera plus contente de recevoir quelque chose que j’ai passé du temps à concevoir pour elle. » Et un point pour le fait maison ! Dans certains milieux sociaux, la valeur temps et l’implication vont prendre le dessus sur la valeur marchande du présent. Loin du coffret-cadeau passe-partout ou du produit en page d’accueil d’Amazon, le paquet recèle la petite pépite personnalisée bricolée – ou chinée.

« C’est une démarche ciblée, réfléchie, engagée »

« On met bien plus de cœur, bien plus de soi-même dans les cadeaux issus du réemploi, estime Astrid de Kermel, responsable de l’opérationnel chez Emmaüs Défi, qui déploie des actions de réemploi en luttant contre l’exclusion. On prend le temps de chiner, l’approche n’est pas la même : on se projette vraiment en pensant à la personne, on fait le choix d’un produit que tout le monde ne va pas avoir. C’est une démarche ciblée, réfléchie, engagée. » Au-delà du monétaire, d’autres types de valeurs entrent en jeu dans ce don.

Donner de soi, transmettre

On peut d’ailleurs aller jusqu’à donner de soi. Offrir une expérience, du temps, plutôt qu’un objet. Sur le modèle des Accorderies, où chacun échange ses compétences, pourquoi ne pas offrir un cours de guitare, une initiation à la couture ou encore des heures de babysitting ? « Le marketing nous fait oublier que l’important c’est de se retrouver ! Parfois, Noël sera le seul moment de l’année où l’on se voit, déplore Marine Foulon de Zero Waste. C’est important de sortir des réflexes de consommation. Si une grand-mère offre des cours de tricot, cela fait plaisir à tout le monde : c’est l’occasion de se revoir après Noël, de partager un moment. » Et le petit-fils ou la petite-fille acquiert en outre une nouvelle compétence.

Miser sur l’expérience, c’est aussi ce que propose, pour la troisième année, l’association Enfants du Mékong. Elle profite des fêtes pour encourager à offrir le parrainage d’un enfant, qui pourra ainsi se rendre à l’école. « Il y a une dimension pédagogique, des échanges : on s’est dit que cela pouvait représenter un beau cadeau à faire à ses enfants, que cela les initierait à la solidarité », explique Xavier Guignard, chargé du développement des parrainages au sein de l’ONG. Parrains et filleuls échangent régulièrement des courriers. L’occasion de découvrir un pays et un mode de vie totalement différents. « Des grands-parents ont offert un parrainage à leurs petits-enfants, pour transmettre des valeurs et créer des moments de complicité quand ils rédigent les lettres », détaille le chargé de mission. « C’est un cadeau qui dure. On n’est pas sur du made in China qui n’aura plus de piles au bout de six mois… Un véritable lien va se créer. »

Chaque année, entre 100 et 150 parrainages sont ainsi offerts. L’an dernier, Lysiane, habitante de la région de Dijon, s’est lancée dans l’aventure en glissant sous le sapin d’Eléa, alors âgée de 8 ans, et d’Evan, 4 ans, le parrainage de Jenawat, un jeune Thaïlandais de 10 ans : « On essaie de limiter les cadeaux matériels, explique la mère de famille. Cela représentait l’occasion de faire découvrir une autre culture aux enfants, une autre façon de vivre, et j’espérais qu’ils prennent conscience que ce n’est pas parce que notre filleul n’a pas beaucoup d’argent qu’il n’est pas heureux. » Depuis, la famille se réunit régulièrement pour écrire des lettres à Jenawat. « Cela a lancé de nombreuses discussions, une vraie ouverture d’esprit. Un cadeau pour eux, pour nous et pour quelqu’un d’autre », se félicite-t-elle.

Redonner un sens à la fête

D’autant que la charité a toujours eu sa place à Noël, chez les chrétiens. L’an dernier, le pape François a fait de la lutte contre le consumérisme l’un des messages forts de son homélie de la nuit de Noël. « Avoir, amasser des choses semble être pour beaucoup de personnes le sens de la vie », a-t-il ainsi déploré. Devant des milliers de fidèles, il a fustigé la « voracité » du consumérisme et appelé les catholiques à réfléchir au sens spirituel de leur vie.

Pas besoin d’être un fervent pratiquant pour exprimer sa solidarité à l’occasion de Noël. Chaque année, l’Armée du Salut – comme la majorité des associations caritatives – constate un pic d’engagements. Sur les 4 000 bénévoles, entre 10 à 20 % n’interviennent que sur la période de Noël, détaille Étienne Mangeard, directeur du service bénévolat. « De plus en plus, nous recevons des groupes. Des amis, des collègues de travail, des voisins ou des familles qui veulent s’engager ensemble sur une journée », constate-t-il. Il y a deux ou trois ans, une dizaine de familles avaient cette approche. « Aujourd’hui, on en a le double. L’individualisme au sein de la société est très marqué. Beaucoup veulent redonner du sens à la fête de Noël. Le lien familial se resserre autour d’une activité : donner du temps, de l’énergie, sans être dans la consommation de biens. »

Lutter contre le consumérisme ne signifie donc pas forcément tirer un trait sur le don et l’échange, mais plutôt trouver le bon format

Danièle Lesieur, 73 ans, offre depuis une dizaine d’années son énergie et son sourire à l’Armée du Salut. Distribution de soupes, création d’une épicerie sociale : son engagement a pris de multiples formes. « Un sourire, ce n’est pas grand-chose, mais c’est salvateur », explique celle qui, par son parcours individuel, a toujours souhaité être là pour les autres. « Je suis très touchée par la souffrance et j’essaie d’apporter un peu de chaleur. En ce moment, je fais des paquets-cadeaux dans un magasin de jouets. Quand je vois la tête des parents ou des grands-parents, et parfois même des enfants, complètement blasés… je n’ai pas envie de cela pour Noël. » Elle mise davantage sur les moments de partage. Bien qu’elle soit désormais souvent à Marseille, elle s’arrange pour être présente chaque année au repas de Noël de l’Armée du Salut, qui se tient au palais de la Femme, à Paris. Son compagnon sera sans doute présent cette année. Tout comme son fils, pour la première fois. Son cadeau à elle ? Même si elle n’attend pas spécialement de retour, c’est de voir qu’elle a pu apporter, ne serait-ce que quelques instants, un peu de répit. « Au milieu de tout ce qu’ils vivent, ils disent encore merci. »

« Cela donne beaucoup plus de satisfaction, confirme Étienne Mangeard. Ce n’est pas simplement : "On a bien mangé, bien bu, reçu des cadeaux" et finalement rien n’a vraiment avancé. » Le responsable du bénévolat note un engouement croissant chez les jeunes, qui veulent de plus en plus avoir un impact sur la société civile, au-delà de leur emploi. Astrid de Kermel confirme cette tendance. Un essaimage progressif des valeurs de solidarité et d’inclusion à travers une consommation plus responsable. Même dans les grands magasins parisiens, qui accueillent régulièrement les ventes de ReCréateurs d’Emmaüs Défi : de beaux objets conçus à partir de biens chinés.

Lutter contre le consumérisme ne signifie donc pas forcément tirer un trait sur le don et l’échange, mais plutôt trouver le bon format. Sans céder aux sirènes des traditions – et du marketing. « Nous préférons nous faire des cadeaux quand nous avons réellement besoin de quelque chose, explique ainsi Corentin. Le dernier exemple en date : une couverture artisanale achetée en prévision de l’hiver. L’achat représentant un petit budget, nous avons décidé que cela ferait un beau cadeau commun et utile ! On l’utilise tous les soirs depuis. » Qui peut en dire autant de son cadeau de Noël ? 

 

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