La retail apocalypse désigne aux États-Unis la vague de fermetures de grandes surfaces qui sévit depuis une dizaine d’années, provoquant l’apparition de friches commerciales. Premier responsable visé, le commerce en ligne et son parangon Amazon qui en a fixé les règles dès 1995 et qui détient aujourd’hui la moitié du marché. Si d’autres facteurs peuvent être évoqués, parmi lesquelles la crise du pouvoir d’achat et la déstandardisation de la demande, la part des ventes en ligne dans le commerce de détail a connu une forte croissance, passant de 4 % en 2010 à près de 12 % en 2018. Sur la même période, 12 000 points de vente de grandes enseignes comme Sears, Borders, Forever 21 ou Toys R’Us ont fermé leurs portes, entraînant la destruction d’un nombre d’emplois considérable.

L’essor du e-commerce s’inscrit dans le temps long des mutations de la distribution moderne, dont la première étape date de l’apparition des grands magasins, au milieu au XIXe siècle. En 1883, Émile Zola décrit déjà la modernisation des lieux de vente, qui laisse sur le carreau les petits commerces et les « magasins de nouveautés » au profit de l’empire fondé par le personnage Octave Mouret.

En France, si le phénomène de retail apocalypse n’a pas la même ampleur qu’aux États-Unis, on constate la déprise commerciale dans bon nombre de centres de villes moyennes. La concurrence exercée par la grande distribution et les centres commerciaux de périphérie, qui ont accompagné l’étalement urbain depuis les années 1970, est de nouveau pointée du doigt, près de soixante-dix ans après le mouvement de défense des petits commerçants initié par Pierre Poujade. Si le modèle des grandes surfaces alimentaires et spécialisées reste encore dominant, son attractivité et sa rentabilité sont à leur tour remises en question. La désaffection à l’égard des structures incarnant la modernité commerciale s’explique à la fois par les contraintes budgétaires des clients, qui les conduisent à s’approvisionner auprès de circuits alternatifs (hard discount, marché secondaire), et par une demande de proximité et de qualité à laquelle les grandes surfaces peinent à répondre. La situation actuelle apparaît schizophrénique à bien des égards : des financements publics sont consacrés à la revitalisation des centres-villes concurrencés par les hypermarchés (222 programmes « Action cœur de ville » depuis 2017), tandis que des autorisations d’extension et de création de surfaces commerciales périphériques sont toujours délivrées.

Le e-commerce : un mode d’approvisionnement répandu

Ces mutations touchant l’appareil commercial se renforcent par l’émergence des achats en ligne dès la fin des années 1990, et surtout depuis l’accès des foyers au haut débit, au milieu des années 2000. Le chiffre d’affaires du e-commerce atteint 82 milliards d’euros en 2018 et ce circuit représente 8,5 % du commerce de détail. Le taux est limité, mais sa progression constante. 67 % des Français ont commandé au moins un bien ou un service par Internet en 2018, contre 36 % dix ans plus tôt. Cette pratique concerne tous les individus mais apparaît plus répandue chez les 15-44 ans, les cadres et les professions intermédiaires, les diplômés, les habitants des communes rurales et ceux des grandes agglomérations, et parmi les personnes dont le niveau de vie est élevé.

L’équipement informatique, la multiplication des sites Internet et les outils marketing associés, ainsi que le progrès des compétences numériques ont mis en place un nouvel environnement commercial qui s’est installé depuis une quinzaine d’années. Les plateformes, leur moteur de recherche, leurs algorithmes mais aussi les publicités ciblées et les systèmes de recommandation personnalisés produisent un espace marchand inspiré des achats passés de l’internaute, de sa navigation ou des goûts de clients dont le profil et les préférences sont proches des siens. L’individu a également accès à des systèmes d’évaluation dans lesquels il est impliqué, chargés tout autant de le protéger des risques du marché que de stimuler ses décisions.

Des consommateurs plus libres ?

Le développement des avis et des notations en ligne, fonctions développées par Amazon pour les livres dès 1999, a incontestablement permis aux internautes d’être mieux informés. Pouvant accéder aux magasins virtuels sans limite temporelle, ils ont le sentiment de piloter leur consommation. Celle-ci est toutefois contrainte par ce que le sociologue Dominique Cardon appelle la « société des calculs », aboutissant à une sélection de l’offre et à l’introduction de systèmes motivationnels. Chaque action – de l’achat à la consultation, en passant par les hésitations – est enregistrée dans des bases de données alimentant des techniques de marketing personnalisé. La consommation se trouve à la merci des algorithmes.

Les plateformes discount comme Joom, AliExpress ou Wish (2 millions de commandes par jour) offrent une illustration stupéfiante de cette culture numérique à la fois enfermante et manipulatrice. Ces sites vendent à des prix dérisoires des objets et des gadgets fabriqués en Chine, sans grande valeur et sans réelle utilité. Ils ont une grande notoriété chez les jeunes de moins de 30 ans. Leur succès repose sur une forme de soumission à un marketing agressif et à des publicités insolites qui rendent la fréquentation du site addictive et provoquent des achats impulsifs, indolores pour le budget mais peu vertueux pour l’environnement.

Un autre élément de cette nouvelle culture de consommation consiste à ne plus aller chercher soi-même la marchandise mais à la faire venir à soi. Ce principe, qui rompt avec la fréquentation régulière des super et des hypermarchés accessibles en voiture, renforce l’illusion de pouvoir ressenti par un consommateur qui exige désormais d’être servi et d’obtenir « tout et tout de suite », en quelques clics. Il accroît dans le même temps le marché des livraisons, dont les externalités négatives s’observent sur la voirie et dans la qualité de l’air. 200 000 colis issus du e-commerce sont livrés chaque jour à Paris, 1 million à New York.

Le back office de l’amazonisation

L’amazonisation de la consommation ne désigne pas seulement la progression du e-commerce ni le pouvoir pris par la multinationale américaine sur le commerce de détail occidental. Elle caractérise de nouvelles normes qui encadrent les pratiques de consommation. L’usage à présent routinier de l’Internet, en tant que mode d’approvisionnement, est le résultat de ce que Jeff Bezos, le fondateur et dirigeant d’Amazon, a réussi progressivement à inculquer aux consommateurs : la promesse d’accéder en ligne à une offre exhaustive, à des prix compétitifs, et à l’immédiateté à travers l’achat en un clic et la livraison rapide.

Cette promesse a produit en quelques années une accoutumance aux plateformes – d’Amazon à CDiscount en passant par le Bon Coin, Vinted ou AliExpress – qui modifie en profondeur les voies d’acheminement des marchandises. La prédilection des consommateurs pour les courses en ligne ajoute au schéma classique de livraison (fournisseurs-distributeurs-clients) de nouveaux flux de produits livrés individuellement au domicile du client ou dans des points-relais, c’est-à-dire chez des commerçants indépendants réalisant, en échange de quelques centimes par paquet, une prestation de stockage et de remise du colis pour le compte d’opérateurs logistiques.

L’amazonisation ne bouscule donc pas seulement les arbitrages traditionnels des consommateurs, mais aussi toute une économie du back office. Cette nouvelle révolution commerciale suscite toutefois l’indignation de certains citoyens qui soulignent son coût social, environnemental et fiscal. Une meilleure information des internautes quant aux conséquences néfastes de l’activité des plateformes, mais aussi une prise de conscience du rôle social, identitaire et relationnel qu’assurent les magasins sur un territoire donné seraient toutefois susceptibles de changer la donne et d’éviter que la retail apocalypse ne constitue un scénario inéluctable pour le secteur du commerce français, premier employeur privé du pays. 

 

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