« C’est celle-ci, la carriole “dreling-dreling” ? » Il est 8 heures précises, ce jeudi matin, et une scène insolite se déroule au pied des HLM de La Violette, dans la commune ardéchoise du Teil. Dix bambins de maternelle montent à bord de triporteurs pilotés par Fodé, Romain et leurs collègues. On ajuste les casques sur les petites têtes, on serre les ceintures. Une dizaine de « grands » de primaire enfourchent leurs propres bolides. Et le convoi s’ébranle, direction l’école élémentaire à un kilomètre et demi de là.

Dans le décor de figuiers et de tuiles rondes que traverse le « vélobus », certaines façades détonnent, portant comme d’immenses cicatrices sur leur visage de ciment. Ailleurs, des étais soutiennent des murs, tandis que certaines portes arborent encore un « arrêté de péril », placardé au gros scotch orange. Il y a près de quatre ans, au Teil, la terre a tremblé. Et depuis, de l’agencement de la ville au mode de transport des écoliers, presque tout a changé.

11 novembre 2019, juste avant midi. Le Teil, sur la rive du Rhône face à Montélimar, se trouve en « zone de sismicité faible ». Mais soudain, l’impensable se produit : un séisme de magnitude 5,4 sur l’échelle de Richter. Les meubles tanguent, les murs se fissurent, les toitures vacillent. En quelques secondes, la ville entière se retrouve dehors. L’épicentre est tout proche et très peu profond.

Miraculeusement, la catastrophe ne fait aucun mort. Mais un tiers des bâtiments sont touchés et 2 000 habitants sur les 8 500 que compte Le Teil ne peuvent pas rentrer chez eux les premiers jours. Commence pour certains le long chemin de croix des relogés : gymnases transformés en dortoirs, campings ou hôtels réquisitionnés… « Pendant plusieurs mois, on avait des dizaines, voire des centaines de personnes dans le hall de la mairie tous les matins, des gens en pleurs, qui avaient tout perdu », se souvient Emmanuel Buis, directeur général des services de la commune.

 

Reconstruire « moins dense, plus vert »

Une fois la stupeur passée, l’urgence s’organise : une préfète est déléguée au séisme, les pompiers et gendarmes s’adaptent à du jamais-vu, l’Agence nationale de l’habitat et d’autres organismes accordent des dérogations en tous sens… Peu à peu, au fil des démolitions et des reconstructions, grâce aussi à plus de 20 millions d’euros de subventions décrochés auprès de tous les guichets imaginables, la métamorphose de la ville se dessine. Car avant même le séisme, Le Teil était une ville sinistrée : rare point de passage entre la vallée du Rhône et l’Auvergne, elle était traversée par une nationale, saturée de poids lourds. Socialement, elle enregistrait 14 % de chômage, 22 % de ménages sous le seuil de pauvreté et des problèmes de marchands de sommeil…

Un premier changement a eu lieu immédiatement après le séisme : les camions ont déserté la commune. « La nationale leur a été interdite car les maisons qui la bordent risquaient de s’effondrer avec les vibrations », expose Nathalie Grimoud, directrice culture et développement social à la mairie. Depuis, timidement, des silhouettes de vélo ont été peintes sur certaines chaussées. Qu’ils soient écoliers ou non, la voie est libre pour les pédaleurs.

L’urbanisme, évidemment, a été bousculé lui aussi. Avec ses petits moyens, jamais Le Teil n’aurait pu construire une école, en réhabiliter deux autres ainsi qu’une église, installer un skatepark flambant neuf en bordure du Rhône. Ni acquérir des pâtés de maisons entiers pour les démolir et reconstruire « moins dense, plus végétalisé, avec des lieux de rencontre », selon les mots du maire de gauche, Olivier Pévérelli.

Le quartier médiéval de Mélas, dans les hauteurs, a été le plus touché par la catastrophe. Ici, les maisons s’imbriquent les unes dans les autres comme des Lego, un vrai casse-tête lorsqu’il s’agit d’abattre les plus dangereuses tout en préservant leurs voisines. Mais les choses avancent, ruelle par ruelle. Ici, une façade refaite à neuf, d’un ocre éclatant. Un peu plus loin, un chantier de démolition où un mur, encore intact, dévoile la blancheur d’un carrelage de salle de bains et l’empreinte noircie d’une ancienne cheminée. « À cet endroit la mairie a racheté plusieurs maisons. On va en détruire encore deux et créer une place, explique Harmonie Dufraisse, qui coordonne ce vaste chantier de rénovation pour la commune. Le bâti est incroyablement dense, sans respiration. On souhaite libérer des espaces de vie. »

Et les jeunes dans tout ça, eux qui sont susceptibles de vivre le plus longtemps dans Le Teil post-séisme ? Deux chercheurs ont mené en 2020, pour Popsu, une étude auprès de collégiens et de lycéens. Équipés de cadres photo en bois léger, les ados ont déambulé dans la ville pour photographier les espaces qu’ils aiment bien ou qu’ils voudraient voir changer. « On pense rarement la ville pour les jeunes, alors qu’ils en ont des pratiques spécifiques : ils ne se déplacent pas en voiture, ont besoin d’espaces de convivialité, fréquentent de nombreux établissements sportifs, culturels ou commerciaux, note Emmanuel Roux, coauteur de l’étude, avec Frédéric Santamaria. En même temps, c’est une population que les collectivités, au Teil et ailleurs, n’ont pas l’habitude de consulter. »

Le regard des jeunes est venu complémenter l’étude d’aménagement, pilotée par le cabinet d’urbanisme marseillais Agir en ville. Et leurs souhaits, finalement, coïncident peu ou prou : plus de végétation, moins de bâti, la possibilité de se déplacer à vélo… Manque peut-être, par rapport à leur liste de souhaits, « des fast-foods et des magasins de vêtements ».

 

Réparer les murs et les humains

Depuis le séisme, ce sont aussi des humains qui se reconstruisent. Par exemple, dans le cabinet de la psychologue dont la région finance le poste depuis la catastrophe. Elle épaule, entre autres, des personnes qui auraient eu besoin d’une prise en charge bien avant la catastrophe. La ville a également établi un « permis de louer », pour dissuader les marchands de sommeil. Et décroché une habilitation « territoire zéro chômeur » (TZC), ce dispositif qui permet d’embaucher des personnes sans activité pour leur confier des missions utiles au territoire. Parmi les soixante-quinze salariés concernés, on trouve Fodé, Romain et leurs collègues : après avoir chaperonné les enfants à vélo sur le trajet de l’école, ils se consacrent au maraîchage, à la réparation de matériel électroménager ou à la cordonnerie.

Alex – il ne donnera que son prénom – ne s’attendait pas à ce que sa vie change autant lorsqu’il s’est rendu à la mairie pour demander un relogement. De coups de pouce en démarches, il a monté l’atelier de réparation de vélos de la commune, vaste espace rempli de jantes et de bicyclettes à retaper. Employé en CDI, il y bichonne en particulier les triporteurs qui transportent les bambins et leurs cartables. Comme pris d’une bouffée de gratitude, il cesse soudain de rouler sa cigarette : « Ça a du sens. Travailler pour les autres, pour le territoire, y a rien de plus gratifiant. »

Faut-il clore ainsi cette visite post-urgence un brin Bisounours ? Le témoignage d’une femme vient écorner la belle image. « C’est moins le séisme qui nous a traumatisés que la situation cauchemardesque qui a suivi », rapporte-t-elle de façon anonyme. Elle décrit les fissures qui traversent de part en part les murs de sa maison, les travaux qui se chiffrent à plus de deux fois le prix d’achat : « On a bien pensé à démolir, mais ça nous coûterait encore plus cher. »

Au dégoût et à la colère se mêlent un grand sentiment de solitude et une impression d’hypocrisie. « On va avoir une nouvelle église, de nouvelles places, génial. Mais on est des dizaines à ne pas pouvoir se loger parce que les assurances ne jouent pas le jeu ! J’ai vu plein de voisins prendre des antidépresseurs et des somnifères. »

Dans ses moments de combativité, cette habitante rêve d’afficher des banderoles qui clameraient : « Axa, Matmut, la honte ! » En même temps, elle est déjà ailleurs : « C’est fini : on répare la maison, on la vend et on s’en va. »

Pour certains habitants, l’urgence du séisme s’est déclenchée il y a près de quatre ans. Et ne les a pas laissé souffler depuis. 

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