On l’avait avertie. Revendiquer le droit à l’avortement auprès de la Cour suprême ne serait pas sans conséquence. Surtout lorsqu’on est la première Brésilienne à s’y risquer. Dans un pays où l’IVG est un crime puni de trois ans d’emprisonnement – excepté en cas de viol, de mise en danger de la santé de la mère ou d’absence de cerveau chez le fœtus –, Rebeca Mendes, dont le cas ne répondait à aucun de ces trois critères, avait toutes les chances de passer du statut d’étudiante en droit à celui de porte-parole d’une cause encore loin d’être unanimement défendue. Le monde voudrait la connaître, entendre son histoire, l’admirer ou la honnir…

La trentenaire n’a pas eu le choix. Mère célibataire et salariée précaire, elle ne pouvait accueillir un troisième enfant décemment. Depuis le logement en sous-sol qu’elle occupe avec ses deux fils dans un quartier pauvre de l’est de la ville, elle a donc écrit à la plus haute instance judiciaire du pays pour demander l’autorisation de mettre fin à sa grossesse. En vain. Contrainte d’avorter à l’étranger, elle a fait du droit à l’IVG un combat. Depuis neuf mois, elle répète inlassablement à qui veut bien l’entendre son histoire personnelle qui, brusquement, s’est inscrite dans la grande. 

« Je devrais être en train d’entamer mon dernier mois de grossesse », raconte-t-elle à la fin de l’été 2018, à son domicile. Son salon, modestement meublé, est plongé dans l’obscurité du soir. Assise sur un tabouret, la jeune femme à la peau blanche porte une robe rose légère sous un gilet en coton gris. Les mains jointes, délicatement posées sur ses genoux, elle ignore le chat qui frôle affectueusement sa jambe, sans relâche. « Je n’ai aucun regret, on n’aurait jamais pu s’en sortir », dit-elle, dirigeant son regard vers la porte derrière laquelle jouent ses enfants.

Rebeca est tombée enceinte à cause d’un changement de contraceptif. Sous pilule depuis sept ans, elle ne supportait plus les hormones artificielles. C’est en janvier 2017 qu’elle choisit de passer au stérilet. Elle obtient un rendez-vous chez le gynécologue sept mois plus tard. « Quand vous êtes pauvres, vous ne rapportez pas d’argent, donc vous passez en dernier. » À l’approche de l’intervention, elle cesse de prendre sa contraception mais son rendez-vous est décalé. Elle tombe immédiatement enceinte de son ex-conjoint, aimé une seule et dernière fois au détour d’une nuit.

« C’est lui qui m’a parlé d’avortement, précise-t-elle. On a fait la liste des options ensemble. » Pour les classes populaires, les choix sont limités : des cliniques clandestines trop onéreuses, des médicaments vendus à la sauvette sur la place de la cathédrale ou sur les réseaux sociaux, et des méthodes périlleuses, comme l’insertion d’une tige de ricin dans l’utérus, souvent à l’origine de septicémies. « Je ne voulais rien de tout cela, j’avais peur d’y passer, d’abandonner mes garçons. » Au Brésil, jusqu’à un million d’avortements illégaux ont lieu chaque année. Environ 250 000 femmes sont hospitalisées à cause de complications, 200 en meurent. Celles-ci, pauvres et célibataires, ont souvent le profil de Rebeca. 

Par l’intermédiaire d’un ami de son ex-mari, Rebeca entre en contact avec l’institut de bioéthique ANIS, en faveur de la légalisation de l’IVG. Debora Diniz, professeure d’anthropologie à l’université de Brasília et cofondatrice de l’institut, l’encourage et la guide dans sa démarche. « Ils cherchaient à ce moment-là un visage pour défendre la cause. Ça tombait bien, j’ai accepté. » Ensemble, elles enregistrent une vidéo dans laquelle Rebeca lit sa lettre à haute voix. C’est un échec, la juge Rosa Weber refuse sa requête. Rebeca envisage alors d’avorter en France, mais doit y renoncer faute de moyens financiers. Ce qui l’amène à accepter l’invitation à participer à un séminaire en Colombie que lui a adressée un consortium contre l’avortement à risque. « Une chance, je n’aurais jamais pu me payer le voyage. » Elle en profite pour y avorter légalement, « dans la dignité, grâce à des soignants respectueux des femmes ». Elle fait l’expérience d’une autre médecine, découvre qu’ailleurs les femmes sont traitées avec humanité. Loin du Brésil, où « des hommes blancs décident pour les femmes. Nous sommes une majorité oppressée », conclut-elle.

Bien qu’elle n’ait pas obtenu gain de cause, Rebeca a contribué à relancer le débat au niveau national. Cet été, à la suite d’une requête déposée par le Parti socialiste (PSOL), la juge Weber a lancé un débat public à l’occasion duquel soixante personnes, partisans et opposants de la dépénalisation, ont été auditionnées pendant trois jours à la Cour de Brasília. Mais d’après un sondage récent de Datafolha, le nombre de Brésiliens en faveur de la dépénalisation a diminué, passant de 36 % à 33 % entre 2016 et 2017. Rebeca, quant à elle, s’applique à ne pas se laisser intimider par les menaces de mort dirigées contre elle et, plus récemment, contre Debora Diniz, ni par les visites inopinées de militants anti-avortement à son domicile. À son tour d’avertir : elle continuera à faire résonner sa voix pour protéger la vie des femmes brésiliennes, au péril de la sienne et aussi longtemps qu’il le faudra. 

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