Après le Brexit, faut-il s’attendre à voir la Pologne quitter l’Union européenne ?

La réponse est non, mille fois non. Et j’ajoute que c’est dommage ! La Pologne ne quittera pas l’Union car elle en reçoit une véritable manne financière. Les fonds européens représentent 4 % de son PIB ! C’est elle qui a touché le plus de fonds structurels depuis son entrée dans l’Union, en 2004. Cela pèse tout de même plusieurs dizaines de milliards d’euros. La Pologne a un tel intérêt financier à rester dans l’Union européenne qu’elle ne partira pas. Ce que veulent les Polonais, en tout cas leur gouvernement, c’est l’argent sans la contrainte politique.

Mais pourquoi souhaiter le départ de la Pologne de l’Union ?

Parce que ce pays refuse de respecter l’État de droit. Le pouvoir en place cherche à museler les juges, renvoie les professeurs d’université chez eux. Tout est à l’avenant. Nous sommes entrés dans une période où pratiquement tout est possible. Il serait salutaire que l’Union européenne élève son seuil de tolérance démocratique, car la Pologne et la Hongrie ne sont que les pointes émergées d’un iceberg bien plus important. Les pays d’Europe centrale posent un problème vraiment profond : la République tchèque, la Roumanie, sans parler de la Slovénie, qui préside aujourd’hui l’Union européenne. Et on a accepté qu’elle le fasse alors que son dirigeant est homophobe, misogyne, antisémite, antimusulman, antiréfugié ! Rien qui soit compatible avec les traités de l’Union européenne. On n’a même pas osé lui dire : vous passerez votre tour. Je rappelle qu’en 2002, quand Jörg Haider, leader d’extrême droite, est entré dans un gouvernement de coalition en Autriche, Bruxelles avait écarté l’Autriche de certaines de ses réunions, en particulier des conseils de l’UE. Aujourd’hui, on n’ose même pas faire ça. Nous baignons dans une espèce de lâcheté démocratique qui est dramatique. Voilà pourquoi je trouve que ce serait bien que la Pologne parte. Mais ce n’est pas possible puisqu’il n’existe pas d’article dans nos traités qui permette de demander à un État membre de quitter l’Union.

La plus haute instance juridique polonaise vient de contester le primat du droit européen sur le droit national. Est-ce forcément un casus belli ? En 2009, la cour constitutionnelle allemande n’avait-elle pas fait de même ?

Il y avait eu alors une grande émotion parce que cela venait de l’Allemagne. Mais le Bundestag avait finalement reconnu que la Banque centrale européenne avait agi dans les règles. Pour ce qui concerne la décision du tribunal constitutionnel polonais, soyons sérieux. Cette histoire du primat du droit européen ne tient pas car il existe une primauté du droit national sur le droit européen pour toutes les affaires où l’Union européenne n’est pas compétente. Et cela concerne la politique étrangère, la défense, la fiscalité, la santé, l’éducation, la culture, le tourisme… Ce n’est pas rien. La primauté du droit européen sur le droit national ne prévaut que dans les domaines où l’Union européenne est compétente parce que tous les États, à l’unanimité, ont accepté qu’elle le soit. La Pologne comme les autres. Pourquoi ne respecterait-elle pas sa signature ? Nous sommes confrontés à de la pure mauvaise foi.

Que cherchent la Pologne et la Hongrie ? Ces pays veulent-ils détricoter l’Union européenne ou sont-ils porteurs d’une autre vision de l’Europe ?

Je crois qu’ils incarnent une vision utilitariste de l’Union européenne. Ils engrangent une solidarité financière et ne se sentent tenus en échange à aucune solidarité politique. D’autant plus que l’article 2 du traité égrène des droits (les droits de l’homme, les droits des minorités, les libertés religieuses) qui sont au cœur de l’Union européenne, sans prévoir de sanctions précises en cas de manquement.

Il y a quelques années, l’un des dirigeants au pouvoir est allé jusqu’à dire que l’Union européenne, c’était pire que l’Union soviétique en termes d’ingérence dans les affaires intérieures ! Après soixante ans sous la férule de l’Union soviétique, les pays d’Europe centrale se sont libérés, tout seuls il faut bien le dire. Ils ont intégré l’Otan, puis l’Union européenne sans comprendre que l’adhésion signifiait une intégration… Ils découvrent à présent des conditions politiques et des contrôles financiers dont ils ne veulent pas et qu’ils interprètent comme une remise en cause de leur souveraineté nationale.

Peut-on dire qu’ils refusent l’intégration politique ?

C’est leur ligne : garder le marché unique, donc une intégration économique – et monétaire pour ceux qui sont dans l’euro. Ce qu’ils refusent, ce sont toutes les dimensions politiques de l’intégration : le respect des minorités, l’indépendance de la justice, la liberté de la presse, la politique migratoire, la libre circulation des personnes. Le problème, c’est que ça ne marche pas. Il est impossible d’avoir le fonctionnement du marché unique sans la liberté de circulation des travailleurs, sans Schengen. L’exemple de la Grande-Bretagne, après le Brexit, est assez probant. Il n’y a plus de camionneurs, les rayons se vident dans les magasins parce que ça ne circule pas.

Quel est votre regard sur ces forces centrifuges multiples ?

Il y a toujours eu de grandes divisions, de grands débats au sein de l’Union européenne. Même dans l’Europe des Six. Le premier grand débat, dès les années de formation, concerne la finalité de l’Europe. S’agit-il d’un pôle politique ou d’un grand marché élargi jusqu’à Vladivostok ? Deuxième grand débat : comment fait-on fonctionner cette Europe ? Quelles sont les bonnes proportions d’intégration et de souveraineté pour faire avancer l’Union ? Troisième débat : peut-on s’en remettre à l’Otan et à la garantie américaine pour notre sécurité ? Les derniers événements confirment que nous avons de solides raisons d’en douter. Et puis, il y a un nouveau débat, économique, depuis 2008. Le Pacte de stabilité prévoit que le déficit public des États membres ne doit pas être supérieur à 3 % de leur PIB et que le taux de leur endettement ne doit pas dépasser 60 % du PIB. Faut-il conserver ces règles ad vitam aeternam ? Les pays du nord de l’Union sont pour, ceux du Sud contre.

Où se situe l’Allemagne ?

L’Allemagne a quitté le camp des pays du Nord. En pleine pandémie, le choix d’un plan de relance de 750 milliards d’euros est une décision politique majeure. Je ne sais pas si c’est l’Allemagne qui a changé, mais Mme Merkel à coup sûr. Elle a compris que, si on n’acceptait pas le plan de financement, l’Europe pouvait vraiment se fracturer. Du coup, elle a entraîné les autres, qui se sont fait payer très cher.

C’est-à-dire ?

Les Pays-Bas ont négocié une ristourne de plusieurs milliards sur leur contribution au budget communautaire. C’est quand même le plus grand paradis fiscal de l’Union européenne, avec le Luxembourg et l’Irlande ! Tout ce que les grandes entreprises multinationales hébergées aux Pays-Bas ne payent pas comme impôts, c’est autant qui est enlevé à leurs partenaires européens. Et ils osent s’appeler « les vertueux » !

Le recentrage des États-Unis vers l’Asie peut-il contribuer à ressouder l’Union ?

Si les Européens étaient rationnels, la réponse serait oui. Mais comme ce n’est pas la raison qui dicte les politiques européennes, on peut avoir un doute. Nous avons pourtant reçu beaucoup de preuves du désintérêt de Washington pour nos affaires. Le président Joe Biden l’a démontré dans le dossier des sous-marins vendus à l’Australie. Dans un style très trumpien, il a oublié de prévenir ses alliés européens ! Les États-Unis sont tellement convaincus que leur priorité se situe en Asie, qu’ils ne pensent même pas que leurs alliés puissent avoir un point de vue différent.

Cela peut conduire à la conclusion française, que je partage, qu’il est nécessaire de construire les moyens d’une autonomie européenne militaire, alimentaire, technologique, etc. Mais cela peut en inciter d’autres à privilégier l’Otan en l’adaptant à la priorité chinoise pour conserver la protection américaine. C’est une tentation forte pour de vieilles sociétés bourgeoises et un scénario moins coûteux, qui aurait aussi surtout le mérite, à leurs yeux, d’éviter de donner un leadership à la France !

Pourquoi l’Union a-t-elle à ce point des difficultés à faire valoir ses succès, comme le dernier en date, la vaccination contre le Covid ?

La première raison est de nature historique. Les Britanniques ne voulaient pas que l’Europe devienne une puissance politique. Ils refusaient que les succès européens soient mis au compte de l’Union. C’était toujours le succès de tel pays, de telle région. Il y avait un blocage britannique au sujet de la communication positive de l’Union européenne.

La deuxième raison tient à la concurrence féroce des institutions européennes entre elles. Le Conseil, la Commission, le Parlement communiquent d’abord dans le but de montrer aux citoyens à quel point ils sont merveilleux. Ils ne communiquent pas sur des faits, mais selon des idéologies institutionnelles.

Que manque-t-il à l’Europe pour faire rêver ?

Une idée forte, un grand récit européen. Les Américains sont en train de réinventer leur discours en mettant en avant le leadership occidental face à tous les totalitarismes. Le grand discours chinois propose l’enrichissement et la sécurité. Et ça marche dans les dictatures du tiers monde. Les Européens ne disent rien, rien du tout. On parlait autrefois de la réconciliation franco-allemande. On a ensuite parlé de la réconciliation Est-Ouest. Depuis, plus rien, comme si le non des Français et des Néerlandais aux référendums de 2005 faisait craindre qu’un discours sème de nouveaux désaccords. Aucun dirigeant ne prend le temps d’expliquer si l’Union européenne est là pour protéger de la mondialisation ou si, au contraire, son rôle est d’aider à faire émerger une meilleure mondialisation, plus régulée et redistributive. Car tel pourrait être le projet de l’Union pour l’avenir. Mais les chefs d’État et de gouvernement n’arrivent pas à proposer un grand narratif. Ils ne prennent pas le temps d’élaborer une vision commune : pris dans la spirale d’un monde en proie à une accélération vertigineuse, eux aussi constatent à quel point la politique, au plus haut niveau, a perdu le contrôle de la politique.

 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

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