L’expression « autonomie stratégique » fait partie de ces concepts difficilement saisissables dont s’empare régulièrement l’Union européenne. L’autonomie stratégique peut se définir comme la capacité à agir de façon indépendante dans un monde interdépendant. Ce terme est employé dans les communiqués du Conseil européen, du Parlement européen et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE). Il figure aussi en bonne place de la Stratégie globale, publiée en juin 2016, qui affirmait des velléités géopolitiques pour ce bloc dont la puissance économique a longtemps été proportionnellement inverse à l’(im)puissance politique, et a fortiori géopolitique. Sauf que la Stratégie globale est adoptée par les États membres quelques jours à peine après le vote du Royaume-Uni en faveur de la sortie de l’UE en juin 2016 : avec le départ de cet acteur central pour la politique étrangère et de sécurité européenne, ce document est quasi immédiatement caduc. L’année suivante, dans son discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron parlait à son tour de l’autonomie stratégique comme de la « capacité d’action autonome de l’Europe ».

La définition de cette expression est souvent un sujet de contentieux avec nos partenaires européens, puisque l’autonomie stratégique est avant tout perçue comme un concept français et, conséquemment, comme une volonté de s’affranchir de la garantie de sécurité américaine. En effet, 21 des 27 États membres sont également membres de l’Otan et comptent sur cette dernière pour assurer leur sécurité. Lorsqu’il est question d’« autonomie stratégique européenne », nos alliés américains et certains Européens s’inquiètent donc de ce que cela signifie concrètement en termes politiques, économiques et industriels. Or, la Commission européenne qui est entrée en fonction fin 2019 se voulait d’emblée « géopolitique », avec l’idée de s’assurer que l’UE reste pertinente dans un contexte de compétition géopolitique accrue, et qu’elle s’assume en tant que puissance.

C’est là que la crise du Covid a produit un basculement. En effet, l’Union, qui n’a pas de compétences en matière de santé, s’est retrouvée en première ligne à coordonner les efforts de gestion sanitaire de cette pandémie qui touchait chaque État membre de manière différente, en même temps qu’elle devait gérer les effets des stratégies de désinformation sciemment organisées par plusieurs de ses rivaux géopolitiques. De surcroît, la découverte de sa dépendance vis-à-vis de l’étranger pour l’acquisition de principes actifs nécessaires à la production de médicaments fut accueillie comme un choc. Et ce choc provoqua, en partie, un débat aux enjeux existentiels sur la façon dont doit se matérialiser la solidarité européenne. Le basculement de l’Allemagne en faveur d’une plus grande solidarité financière et sanitaire, qui mènera à une mutualisation partielle des dettes européennes, scella le sort de l’autonomie stratégique européenne en matière de santé. Ce domaine ne fait toujours pas partie des compétences de l’Union et pourtant celle-ci a su agir, grâce à des institutions préexistantes et à une volonté politique, en créant des stocks stratégiques partagés et en élaborant une stratégie commune d’acquisition et de déploiement du vaccin contre le Covid. Près de dix-huit mois après le début de la pandémie, l’UE a dévoilé les contours d’un projet pour mieux se préparer aux nouvelles pandémies : Hera (l’Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire), qui devrait être opérationnelle en 2022. Quand elle identifie les intérêts qu’elle a à agir et qu’elle a la volonté de le faire, l’UE en est donc parfaitement capable.

La présidence de Donald Trump, son mépris des institutions internationales, de la coordination et de la coopération avec les alliés, comme son refus d’agir dans le cadre multilatéral, a pu contribuer à faire avancer la nécessité pour l’UE de se doter de capacités d’agir sur la collecte et l’analyse d’informations, la prise de décision et l’autonomie d’action, ce qui implique des capacités militaires et civiles et une préparation opérationnelle. Ces trois volets de l’autonomie sont considérés par certains États membres comme indissociables, mais, pour d’autres, tel n’est pas le cas. Une ambiguïté qui repose en partie sur l’ambivalence du concept d’autonomy en anglais, puisqu’il peut aussi bien désigner l’autonomie vis-à-vis d’autres puissances que l’autonomie d’action, soit la réalisation d’objectifs nationaux ou européens.

L’expression « autonomie stratégique européenne » continue donc de cristalliser les frustrations de nos partenaires européens, alors même qu’un grand nombre d’entre eux convergent sur le diagnostic : le besoin de renforcer l’Europe. Pour ce faire, développer une culture stratégique commune est indispensable, ce qui passe par une analyse conjointe des menaces et des priorités stratégiques européennes. Ce processus fut enclenché lors de la présidence allemande du Conseil de l’UE en 2020 et culminera en mars 2022, lors de la présidence française du Conseil de l’UE, avec le sommet européen de la défense et la publication du rapport de la « Boussole stratégique ».

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