Quel rôle européen pour l’Allemagne dans l’après-Merkel ? Seul l’aboutissement des discussions en cours pour la formation du futur gouvernement permettra de répondre à cette question, mais il est d’ores et déjà possible d’esquisser quelques pistes.

D’abord, en jetant un œil sur le passé et sur ce que l’on pourrait appeler « le paradoxe européen de la chancelière ». D’un côté, un manque de vision pour l’Europe lui a souvent été reproché ; le temps pris pour répondre – d’abord timidement et partiellement – aux propositions françaises a créé des malentendus avec Paris. De l’autre, Angela Merkel n’a jamais hésité dans la tempête – la crise financière mondiale, le maintien de la Grèce dans la zone euro, l’accueil massif des réfugiés – et ce, en imposant souvent ses vues à sa propre base politique. Après seize années d’exercice du pouvoir, c’est à elle que les Européens, y compris les Français, souhaiteraient majoritairement confier la présidence de l’Union européenne, loin devant les autres personnalités testées, selon une enquête récente du European Council on Foreign Relations auprès de 16 000 personnes.

La place des questions européennes dans le débat public allemand est à l’image de ce paradoxe. Pour des raisons historiques, politiques et économiques, l’Europe est une évidence, et aucune personnalité ni formation politique sérieuses ne s’aventureraient à contester le bien-fondé de l’ancrage européen de l’Allemagne. Dans le même temps, une forme de vigilance est de rigueur sur le sujet, avec cette idée que trop d’États pourraient s’affranchir des règles communes et « profiter » des réformes et de la puissance économiques de l’Allemagne, en s’exonérant d’efforts chez eux.

Durant la campagne, l’Europe n’a joué qu’un rôle marginal – le sujet fut même totalement absent de plusieurs des grands débats télévisés entre les candidats. Comparés aux pugilats, voire aux combats de boue que sont devenus les débats politiques en France, ceux d’outre-Rhin sembleraient presque ennuyeux : chose incroyable, ils portent sur le fond ! Plus invraisemblable encore, des diagnostics précis y sont dressés quant à l’état du pays, aux vrais enjeux d’avenir et aux politiques concrètes à mettre en œuvre. La relative absence des dossiers européens n’en est que plus frappante. Il n’en demeure pas moins que tous les grands acteurs de cette campagne sont conscients des enjeux européens et de la responsabilité de leur pays en la matière. Armin Laschet a été dans la ligne traditionnellement très pro-européenne des chrétiens-démocrates qui, de Konrad Adenauer à Angela Merkel en passant par Helmut Kohl, ont contribué à forger le projet européen. Olaf Scholz et les sociaux-démocrates se sont montrés fidèles à l’héritage européen de Helmut Schmidt, même si Scholz, comme ministre des Finances, s’est souvent positionné sur une ligne très rigoureuse en matière de finances publiques et de dette, au point d’apparaître parfois, plus encore que certains conservateurs, comme le véritable gardien du temple de l’orthodoxie financière allemande. Il est vrai que la pandémie a changé la donne du débat, rendant possible un rapprochement avec certaines positions françaises et un plus grand volontarisme économique européen. Annalena Baerbock et les écologistes ont insisté sur l’urgence d’une transformation écologique des économies européennes. Enfin, Christian Lindner et les libéraux allemands – peut-être du fait de leur participation au groupe Renew du Parlement européen, aux côtés notamment des députés européens En Marche – semblent de nouveau mieux disposés sur la question européenne. Ces dernières années, notamment depuis la crise grecque, sur la question de l’accueil des réfugiés comme sur les propositions françaises de renforcement de l’intégration européenne, ils ont pourtant pu exprimer de franches réticences, à rebours de la grande tradition pro-européenne de leur parti.

Le premier document officiel, publié à l’issue de la première phase de discussions entre les trois partis pressentis comme partenaires au sein de la future coalition « feu tricolore » – sociaux-démocrates, libéraux et écologistes –, donne de premières lignes directrices quant au futur positionnement européen de l’Allemagne. Regrettons au passage que l’Europe ne soit traitée qu’à la fin – c’est le dixième et dernier point du document –, en même temps que les relations internationales, et non comme un sujet sui generis. C’était tout le contraire dans le contrat de coalition de 2018, qui s’ouvrait solennellement sur les considérations européennes (mais nous n’en sommes pas encore au stade dudit contrat). Le document établi en vue du nouveau contrat de coalition souligne l’imbrication des intérêts allemands et européens, et insiste sur deux formats de travail en particulier : le partenariat franco-allemand et le triangle de Weimar (France-Allemagne-Pologne). Cela montre aussi que le pays se considère à tous les sens du terme comme central en Europe, tant sur le fond du projet qu’en termes de positionnement géographique, entre l’Ouest et l’Est vers lequel ont pivoté une partie substantielle des exportations allemandes au cours des vingt dernières années. Le Pacte de stabilité et de croissance demeure le cadre de référence, mais la voie est ouverte à de grands investissements européens (le rêve de Jacques Delors dès le début des années 1990 !) : infrastructures numériques, réseau ferroviaire, infrastructure énergétique pour l’électricité renouvelable et l’hydrogène sont ainsi imaginées à l’échelle européenne. La volonté d’accroître la « souveraineté stratégique de l’Europe », concept cher à la diplomatie française, fait partie des priorités de ce document de référence et offre des potentialités de convergences, notamment à propos de la Chine et de la Russie.

Pour autant, l’Europe ne constitue pas à proprement parler un fil rouge du document. De nombreux sujets pourtant d’intérêt commun sont abordés dans les neuf autres chapitres, dans une approche essentiellement nationale à ce stade. C’est vrai pour la question migratoire – l’Allemagne y étant définie comme un « pays d’immigration ». C’est vrai surtout en matière énergétique, avec l’ébauche d’un projet politique très engagé et, sur le fond, très éloigné des choix français, avec le triptyque : 1) refus du nucléaire ; 2) construction de centrales à gaz moderne pour sortir du charbon dès 2030 ; et 3) hypervolontarisme sur les énergies renouvelables, avec des objectifs ambitieux et une large mobilisation de tous les échelons publics et privés. L’absence de définition – ou même de simple tentative de définition – de stratégies communes sur ces défis majeurs est préjudiciable à la force du projet européen, et d’autant plus incompréhensible que les formats de discussion – rencontres des chefs d’État et de gouvernement, conseils des ministres franco-allemands, rencontres bilatérales entre ministres et administrations, etc. – ne manquent pas.

À l’approche de la présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022, des points de convergence s’esquissent, en même temps que des points d’achoppement persistent. Cette présidence se trouve ainsi compliquée dans sa préparation du fait de l’absence d’interlocuteurs réellement en charge à Berlin, tout comme elle le sera dans son déroulement en raison du calendrier électoral français. D’ici là, les discussions de coalition vont se poursuivre et s’approfondir. Les institutions allemandes révéleront alors une nouvelle fois leur force et leur profondeur démocratique. Le Parlement sera amené à valider les grandes options, y compris sur l’Europe qui est omniprésente dans les débats parlementaires comme dans les votes, ce qui permet une vraie appropriation des enjeux européens par le plus grand nombre. Une situation à l’opposé des débats escamotés et formels auxquels donnent lieu les institutions de la Ve République, laquelle est au moins aussi responsable du déficit démocratique souvent reproché à la prise de décision européenne que l’Union elle-même.

Enfin, une fois le contrat de coalition signé, celui-ci aura, aux yeux de tous, la force d’un document… contractuel. Publié sur la page officielle du gouvernement, il engage la coalition pour les quatre années de la mandature. Un « contrat de mandature », en somme, idée qui tenait tant à cœur à Pierre Mendès France pour maintenir le lien démocratique entre citoyens et gouvernants.

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