La maladie d’Alzheimer touche directement près de 1,2 million de personnes en France. Comment la définir ?

C’est le psychiatre allemand Alois Alzheimer qui, le premier, a décrit cette maladie en 1906. L’une de ses patientes, Augusta D., âgée de 50 ans, présentait des troubles de la mémoire, de l’orientation et du comportement. Quand elle est morte quelques années plus tard, il a procédé à son autopsie et constaté dans son cerveau des lésions qui correspondaient à celles que l’on trouve chez une personne beaucoup plus âgée. Ce qui a fait que pendant longtemps on a associé la maladie d’Alzheimer aux malades jeunes, laissant aux plus âgés le vilain mot de sénilité.

On sait aujourd’hui qu’il s’agit d’une maladie qui frappe de nombreuses personnes âgées sans pour autant être une conséquence normale du vieillissement. Elle se caractérise par une altération des fonctions de la mémoire et des troubles de l’orientation dans le temps et l’espace, associés à des troubles du langage, du jugement et des praxies [les fonctions qui régulent l’exécution des gestes]. Mais la mémoire est une fonction complexe et les personnes touchées conservent jusqu’au terme de la maladie une mémoire affective. C’est très important. Cela veut dire que la personne malade continue à vivre des émotions, des sentiments et reste une personne avec toute sa dignité.

 

Peut-on dire qu’il s’agit d’une maladie moderne, née au XXe siècle ?

Non, elle a toujours existé, mais elle nous pose plus qu’autrefois des questions sur notre vulnérabilité, sur la fragilité de la condition humaine… La question est de savoir comment nous regardons ces personnes qui ne sont plus tout à fait les mêmes et pourtant pas tout à fait autres, ces personnes qui font un pas de côté, qui ne sont plus aussi performantes. Comment prend-on soin d’elles ? Dans nos pays où l’espérance de vie est très longue, quand on a réchappé – si tout va bien – à l’accident de voiture à 18 ans, au cancer du sein à 45, à l’infarctus de 60 ans, enfin, quand on a réchappé à beaucoup de maladies, on peut, in fine, être touché par Alzheimer.

 

La recherche a-t-elle fait des progrès dans la connaissance des causes de cette maladie ?

La maladie d’Alzheimer a ceci de particulier qu’une cascade d’événements se mettent en place dans le cerveau quinze à vingt ans avant l’apparition des premiers symptômes. On sait aujourd’hui que c’est l’accumulation anormale de protéines amyloïdes et Tau qui enclenchent une réaction inflammatoire dans le cerveau. Les chercheurs travaillent dans cette direction pour bloquer l’avancée de la maladie, voire la faire reculer. Mais à ce jour, nous ne disposons encore d’aucun médicament efficace.

 

Les familles sont désorientées par les réactions des malades. Que leur dites-vous ?

Il est certain que la maladie bouleverse l’équilibre familial. Il est souvent très difficile pour les proches d’imaginer de nouvelles formes d’échange et de soutien au malade alors que ce dernier ressent comme une nécessité d’avoir une relation à l’autre pour se sentir exister. Le maintien des liens affectifs l’aide à préserver son désir de vivre. Les proches aidants ont donc besoin de mieux comprendre cette maladie évolutive pour éviter toute situation conflictuelle ou douloureuse.

Il est difficile, par exemple, de ne pas enfermer le malade dans l’image qu’on avait de lui. Il y a deux écueils à éviter. Le premier est de prendre toutes les décisions qui le concernent de près ou de loin sans le consulter. Il est fondamental de permettre à la personne malade de garder la capacité d’agir sur sa vie quotidienne. Elle doit jusqu’au bout rester un interlocuteur digne de ce nom, à qui l’on s’adresse en propre et dont la parole est écoutée et entendue. Le second danger est de rester fixé sur l’image passée de son proche, car son identité évolue. Quand on se demande par exemple : « Pourquoi ma femme réagit comme ça ? Je ne la reconnais plus », il faudrait arriver à lâcher prise, accompagner et encourager la personne malade à pleinement exprimer sa nouvelle manière d’être. C’est souvent dans ces occasions que de beaux moments surviennent.

Tout cela s’apprend. France Alzheimer, par exemple, a mis en place des formations pour les aidants, des groupes de parole ou encore des entretiens psychologiques individuels. Ils leur permettent d’entreprendre ce long parcours d’apprentissage pour que la relation avec leur proche soit aussi source de plaisir, et ce à tous les stades de la maladie.

 

Il y a quelques décennies, le cancer était tabou. Il symbolisait le mal implacable. La maladie d’Alzheimer semble l’avoir remplacé et suscite l’inquiétude, parfois l’effroi. Comment réagissez-vous devant cette crainte ?

Quand il est question d’Alzheimer, les qualificatifs négatifs ne manquent pas. Ils entretiennent l’image d’une maladie brutale marquée par son lot de pertes : des pertes de mémoire, d’autonomie, de liens, de repères. Une véritable déshumanisation. Et ça, c’est effrayant.

Le malade d’Alzheimer, dans l’imaginaire collectif, c’est un profil-type : un vieux grabataire, dépendant. C’est une personne au destin scellé qui ne pourra plus jamais profiter de la vie, qui oublie tout et ne ressent plus rien. En l’absence de traitement curatif, elle ne peut qu’attendre, impuissante, que la maladie l’efface de toutes les sphères de la société où elle avait un rôle, une utilité, un statut social.

Cette tragédie, souvent racontée, est aujourd’hui contrebalancée par des témoignages de personnes malades ou de leurs proches. Ils nous rappellent que la maladie est évolutive et qu’il y aura toujours, malgré les épreuves successives, de la place pour la vie, l’amour, le rire et le partage. La personne malade, en perdant progressivement ses outils cognitifs, gagne en perceptions affectives et émotionnelles. De nouveaux espaces de rencontre se créent, un nouveau territoire de l’intime se dessine.

 

Comment mieux informer sur cette maladie ?

Il serait utile de sensibiliser des acteurs du territoire – comme le personnel des mairies, les pharmaciens, les commerçants, les pompiers, les policiers – qui sont fréquemment en contact avec des personnes malades. Aux Pays-Bas, l’association nationale des familles touchées par la maladie d’Alzheimer est parvenue à sensibiliser tout le personnel des transports en commun en partenariat avec les pouvoirs publics. Il faudrait aussi que les professionnels médicaux et paramédicaux soient mieux formés à la maladie pour co-construire avec les familles un parcours de soins et un accompagnement quotidien sur mesure. 

 

Quelle serait la formation idéale pour les personnels ?

Au sein de France Alzheimer, nous avons créé un institut de formation qui transmet à la fois un savoir médical et un savoir expérientiel – celui de la rencontre. Pour rencontrer l’autre, il faut savoir enlever tous ses costumes, notamment le costume professionnel. Il y a des techniques, des étapes de validation, mais c’est surtout l’écoute qui compte, le cœur à cœur avec l’autre. J’explique notamment comment répondre à une personne malade pour éviter de se mettre en difficulté et en conflit avec elle. Autrement dit, comment canaliser la colère d’un malade sans lui injecter des neuroleptiques.

Nos réflexes nous conduisent soit à entrer dans le monde du malade et à se perdre, soit à essayer de lui faire entendre raison. Il faut éviter l’un et l’autre. Il faut être dans la médiation. Lorsque la personne malade demande : « Où est ma mère ? » et que je lui réponds : « Mais enfin, votre mère est morte ! », c’est terrible car, comme elle ne s’en souvient pas, elle éprouve la mort de sa mère une nouvelle fois. Si vous lui répondez : « Ne vous inquiétez pas, elle vous attend », on lui ment et elle perçoit qu’on lui ment avec son intelligence émotionnelle. Il faut donc choisir une autre voie et dire : « Elle doit vous manquer beaucoup puisque vous m’en parlez souvent. » Les personnes malades disent des choses qui ont du sens et que nous balayons trop souvent d’un revers de main.

 

Vous avez créé en 1991 une structure d’accueil en Dordogne, le Verger des Balans. Sur quels points avez-vous innové ?

À l’époque, j’ai créé une consultation mémoire – ce qui n’existait pas –, un accueil de jour pour mettre en place des stratégies de remobilisation cognitive, et un parcours de soins pour les malades dès les premiers symptômes. L’idée est de faire le point sur la situation et de comprendre ce que chacun peut faire pour éviter une aggravation de sa maladie. Or, avec l’énergie du désespoir, le malade – et parfois son entourage – oppose un déni face aux troubles constatés. Sa seule peur, entretenue par les médias et l’opinion, est de devoir quitter sa maison pour aller dans une maison de retraite, un Ehpad. Mais lorsque vous êtes victime d’errances nocturnes, de chutes à répétition, de troubles de la mémoire sérieux, vous êtes mieux pris en charge dans une structure où l’on veille sur vous de manière bienveillante.

 

Le protocole que vous décrivez est-il devenu une pratique courante ?

De plus en plus. Les centres d’accueil proposent des thérapies non médicamenteuses comme la psychothérapie, l’art-thérapie, les activités physiques adaptées, les groupes de parole qui permettent de freiner l’évolution de la maladie pendant plusieurs années. Mais il faut être très humble quand on est médecin. Nous proposons des soins, nous ne guérissons pas. Du reste, il y a aussi beaucoup de maladies chroniques qu’on ne guérit pas, ne serait-ce que le diabète, l’hypertension artérielle et bien d’autres. 

 

Les pouvoirs publics sont-ils suffisamment impliqués ?

Non, c’est pour cela que nous les interpellons fréquemment pour qu’ils prennent leurs responsabilités. Aujourd’hui, c’est malheureusement aux familles concernées de se mobiliser. Il existe un téléthon pour la myopathie, il faut que nous arrivions à nous fédérer pour réaliser la même chose. Notre association, forte de plus de 21 000 adhérents présents dans tous les départements, s’emploie activement à changer le regard des uns et des autres pour que toute personne vivant avec la maladie puisse bénéficier d’un parcours de prise en soin respectueux. Cela va de pair avec la prise en compte de la souffrance des familles et l’effort pour les soutenir. À nous de nous engager pour fédérer le plus de monde possible autour de cette juste cause. 

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

 

 

 

 

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