PARIS. Le rendez-vous est fixé le 24 juin, sous le cèdre, aux abords de la Grande Cascade. Pour marquer la fin du confinement et pour profiter des premiers jours de la saison estivale, Alix de Chaumont a pensé qu’une promenade dans le bois de Boulogne serait appropriée. Dans l’ombre de l’arbre massif, la sexagénaire équipée de son sac à dos de randonnée s’assure que sa troupe est au complet. Ceux qu’elle nomme affectueusement « mes petits copains » sont aujourd’hui une poignée. Il y a Laurent, ancien chef de rang dans un grand restaurant parisien, Delphine, ex-courtière en crédit immobilier, Fatima, retraitée, et puis le doyen de la bande, Alain, un chimiste discret. Tous souffrent de la maladie d’Alzheimer, à différents stades. Désormais incapables de travailler, ils trouvent dans les rencontres organisées par Alix de Chaumont, des opportunités précieuses de stimulation, de sociabilité et d’évasion. La bénévole de 67 ans a, quant à elle, fait de l’accompagnement des malades sa grande mission.

Alix de Chaumont a 23 ans lorsqu’elle découvre la maladie d’Alzheimer. C’est la fin des années 1970, la jeune femme vient tout juste de se marier. Sa belle-mère, âgée seulement de 56 ans, est diagnostiquée après « une certaine errance médicale ». « C’était tabou à l’époque, dit-elle. Les malades étaient pris pour des fous. » Elle observe la dégradation soudaine de sa belle-mère, à distance, son beau-père ne souhaitant pas impliquer ses belles-filles. Aux médecins, qui prônent l’internement en hôpital psychiatrique, le chef de famille s’oppose rigoureusement : il gardera sa femme auprès de lui quoi qu’il arrive et s’occupera d’elle jusqu’à la fin de sa vie, avec l’aide de Maylis, l’une de ses filles, restée célibataire. Au moment du diagnostic, les experts donnent à la quinquagénaire cinq ans à vivre. Elle mourra finalement chez elle en 1991, défiant tout pronostic.

Lorsqu’en 2005, la maladie touche à son tour Maylis, Alix de Chaumont veut comprendre et, surtout, agir. Mère au foyer, elle décide d’accompagner sa belle-sœur dans cette épreuve. Ses trois enfants sont grands désormais, et elle se sent redevable. « En s’occupant de sa maman, elle nous a permis, avec mon mari, de vivre une vie plutôt tranquille », reconnaît-elle. De plus, cette même année, les deux femmes échappent ensemble à un grave accident de voiture. « Mon rapport à la vie a changé, dit-elle. Je me suis dit que ce qui me restait, c’était peut-être du rab, un sursis. »

Alix de Chaumont pousse alors les portes de l’association France Alzheimer, s’engageant d’abord comme bénévole classique avant d’accepter, quelques années plus tard, la direction de l’antenne de Courbevoie, dans les Hauts-de-Seine. Elle innove dans l’accompagnement des malades, avec son style. Les permanences téléphoniques, jusqu’alors assurées au Clic – le point d’informations local dédié aux personnes âgées – sont supprimées : Alix de Chaumont inscrit directement son numéro de téléphone personnel sur les plaquettes de l’association, se rendant ainsi disponible à tout instant. Elle fait le choix de recevoir les malades et leurs familles dans le salon de son élégante maison de ville, en région parisienne. Plusieurs fois dans l’année, elle y organise aussi des soirées amicales pour les malades. « Au départ, c’était déstabilisant pour moi qui ai appris l’importance de recevoir mes patients dans un cadre neutre, confie Sylvie Kihlgren, psychologue qui œuvre également au sein de l’association. Mais finalement, concède-t-elle, cette façon de faire s’est avérée très bénéfique pour le groupe. Alix apporte une tonalité dédramatisante, très amicale. »

Pour encourager les malades à s’exprimer, pour stimuler leur mémoire, Alix de Chaumont organise des ateliers de photo-langage, de généalogie et de portraits chinois. Avec le club de ping-pong de Levallois-Perret, elle met en place, plusieurs fois par semaine, des sessions réservées aux membres de l’association et à leurs proches. Les jours de fermeture de musées, sa « joyeuse bande » profite des œuvres d’art en toute tranquillité. La bénévole s’intéresse particulièrement aux jeunes malades, ceux que l’on diagnostique avant l’âge de 60 ans. « Ceux-là souffrent d’une forme héréditaire de la maladie », explique-t-elle, dont les symptômes – apraxie, troubles du langage, de l’appétit, troubles émotionnels – sont particulièrement sévères.

Le petit groupe progresse dans le bois. Laurent, accompagné de son auxiliaire de vie, peine à marcher droit. Un fort bégaiement l’empêche de s’exprimer clairement. À 42 ans, il est le plus jeune du groupe. Alzheimer a déjà emporté son père et deux de ses tantes. Alix l’observe du coin de l’œil. Elle sait que le confinement a eu sur lui « un effet catastrophique ». Contraint dans un premier temps de rester cloîtré avec sa famille – sa femme, ses filles de 12 et 2 ans, ainsi que sa nièce camerounaise, bloquée en France à cause du Covid –, il n’a pas supporté la promiscuité et le bruit. Il a fini par emménager provisoirement chez sa mère. Delphine, 46 ans, s’en est mieux sortie. Célibataire, elle s’est fait construire, avant de tomber malade, une maisonnette à côté du domicile de ses parents. « Je partais marcher deux heures le matin », glisse-t-elle, inconsciente d’avoir bravé les interdits. Fatima, 72 ans, craignait de rester seule. Elle s’est installée chez sa copine Leila, qu’elle a connue dans sa jeunesse, en Algérie.

Pendant la crise, l’association a été contrainte de cesser toute activité. Les visioconférences, qui ont remplacé les ateliers, ont eu pour seul véritable intérêt de faire apparaître la dégradation de l’état de santé des malades. Alix de Chaumont regrette le manque de considération des pouvoirs publics pour les 900 000 Français malades d’Alzheimer dans la gestion de cette crise sanitaire. « On a voulu prendre soin des corps en laissant de côté le mental, mais une personne est un tout », dit-elle. Les appels de détresse se sont multipliés pendant le confinement. Les aidants lâchaient prise, deux d’entre eux ont dû être hospitalisés en psychiatrie.

La santé de ceux qui accompagnent les malades au quotidien est un objectif sur lequel Alix de Chaumont a toujours concentré ses actions de bénévole. La mort de son beau-père, en 1991, trois mois après celle de sa belle-mère, l’a profondément marquée. « Cancer de l’intestin, il a laissé traîner. » C’est pourquoi elle reste toujours à l’écoute des aidants, de la même manière qu’elle l’est pour les malades. Elle les convie aux activités pour leur permettre de s’extraire de leur rôle de « soignant » à l’occasion, par exemple, d’une partie de ping-pong d’égal à égal avec celui ou celle dont la vie dépend désormais d’eux.

La balade touche à sa fin, et Alix de Chaumont a laissé le groupe la dépasser. En quasiment quinze ans d’engagement, consacrés à réintroduire un semblant de normalité dans ces vies bouleversées, à garantir aux malades une place dans la société, la bénévole ne s’est jamais émotionnellement détachée, constate-t-on au siège de l’association. Cette année, la dégradation de la santé des malades semble particulièrement difficile à supporter. La période des vacances d’été, au cours de laquelle les activités cessent, a été encore plus délicate à passer. Une deuxième vague de Covid serait dramatique pour nombre de malades qui seraient alors contraints de rejoindre un Ehpad dans des conditions délétères, comme ce fut déjà le cas au printemps pour trois d’entre eux. Pour un malade d’Alzheimer, « s’enfermer dans une chambre est contre-nature », dit-elle. Alors, incapable de prédire ce que l’avenir proche lui réserve, la « joyeuse bande » profite du plaisir du déconfinement sous la canopée, le corps et l’esprit ancrés dans le présent. 

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