Rien de plus inattendu, rien de moins compréhensible et, bien souvent, rien de plus effrayant que le saccage d’un esprit que l’on a connu affûté, conquérant, attentif, caustique, connaissant et pensant. Rien de plus tentant que de se débarrasser de quelqu’un qui paraît comme mort de l’intérieur, de se séparer de celui qui vous a déjà quitté, de ne plus reconnaître celle qui n’est plus elle-même. Que dire, que faire de cet ancien grand nom de l’industrie qui s’est échappé de son domicile parisien et assure, quand on le retrouve à Belleville, que c’était pour aller prendre un bain dans la Dordogne ? Comment réagir quand, de la bouche de cette veuve de général, mère de famille exemplaire et pilier de la vie paroissiale, se mettent à sortir les paroles les plus grossières et les appels les plus obscènes ? Comment supporter qu’un conjoint ne reconnaisse plus son conjoint, qu’il n’adresse plus désormais la parole qu’à des interlocuteurs imaginaires ?

Parmi ceux qui sont ou qui ont été confrontés à ces questions, le professeur au Collège de France et compagnon de la Libération Jean-Pierre Vernant plaida, en paroles et en actions, pour que le malade d’Alzheimer soit maintenu à son domicile et conserve jusqu’au bout son environnement matériel et sa compagnie familière. Ceux qui connaissaient et fréquentaient, même sans être de leurs familiers, Jean-Pierre Vernant et son épouse n’ont pu qu’être frappés par la pesanteur de cette irrémédiable dégénérescence, et, face à l’irrémissible, ils ont pu se demander : « À quoi bon cet héroïsme ? »

L’helléniste ne répondait pas à cette question par des preuves de l’efficacité ou de l’utilité de l’attitude qu’il avait choisi d’adopter, mais seulement par la conviction que, sous le désordre et le détraquage, quelque chose demeurait de l’être sensible et intelligent que l’on ne reconnaissait plus. Il ajoutait que les liens dont sont tissées nos vies sont autant de dettes et que ne pas nommer et ne pas payer ses dettes, c’était « devenir moche », mots par lesquels il désignait l’ultime étape d’un avilissement consenti.

Ne pas « devenir moche », c’est lutter contre la nature. Baudelaire, dans L’Art romantique, établissait ce constat abrupt : « Si nous consentons à en référer simplement au fait visible, à l’expérience de tous les âges et à la Gazette des tribunaux nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, à se garantir tant bien que mal contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer, car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé l’homicide et l’anthropophagie et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer. C’est la philosophie – je parle de la bonne –, c’est la religion qui nous ordonnent de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature – qui n’est pas autre chose que la voix de notre intérêt – nous commande de les assommer. »

Pour désobéir efficacement à la nature, nous n’avons que peu de pistes. N’en négligeons aucune : l’Imperial College et l’université d’Oxford viennent d’établir que le chant, seul ou en chœur, prévient les maladies neurodégénératives et régule les troubles du comportement. 

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