Fruit de l’incontinence plastique, le septième continent est à la dérive. Qui va s’occuper des ­déchets ? La question n’est pas réductible à la responsabilité d’un pays ou d’une organisation. Elle interroge les forces sociales qui seront mobilisées afin d’opérer le traitement de ces déchets, ou l’absence de cette mise en œuvre. Ces particules plastique présentent une particu­larité : elles sont océaniques, ce qui rend leur accès et leur récolte difficile ; elles sont dans une zone de « haute mer » – la responsabilité de ces déchets n’est pas directement attribuable à tel ou tel État. Elles sont donc dans une zone encore non définie par le droit international, comme l’indique l’Appel de Paris pour la haute mer. Ceci conduit à deux premiers constats : reconnaître la place très spécifique de la mer dans l’état actuel de la planète ; voire l’émergence de l’interrogation sur les déchets globaux, qui se pose en de nombreux lieux. Une nouvelle pratique devrait apparaître, à la croisée de ces deux enjeux. Quelle logique sera mise en œuvre ? 

Dans son étude ethnologique des égouts de Montpellier (Basses œuvres, une ethnologie du travail dans les égouts, éditions du CTHS), Agnès Jeanjean dit que « la production de substances abjectes représente une menace de désordre à la fois réelle et symbolique, individuelle et collective ». Les deux niveaux pèsent pour les déchets plastique : la menace écologique est réelle sur l’écosystème ; la symbolique de la mer comme décharge des terres humaines est dérangeante. Quelle réponse collective face à ce désordre ? Plusieurs hypothèses sont possibles : la mobilisation de l’ONU ; une coordination d’États concernés par le problème ; le travail d’une ou plusieurs ONG internationales ou nationales ; l’action de citoyens bénévoles (pensez à l’Erika et au nettoyage des plages en France) ; ou encore le financement d’une solution par des fondations privées. 

Qui seraient alors les individus envoyés pour accomplir cette tâche ? Des fonctionnaires, comme dans les régies publiques ? Des citoyens pris dans une action collective et environnementale de grande ampleur ? Des membres d’associations, comme dans les situations humanitaires d’urgence ? Ou bien des « casques verts » qu’il serait peut-être grand temps de créer et d’envoyer en Amazonie, dans le Pacifique, en Arctique et en Antarctique, de toute urgence ? 

Mais l’innovation de Boyan Slat, qui consiste à récupérer ces déchets comme une matière première, change la perspective. Quelle que soit sa réalité pratique (à la fois économique et technologique), elle fait ressurgir une oscillation essentielle du déchet soulignée par Agnès Jeanjean : « La valeur des boues [urbaines] est frappée d’ambivalence et oscille entre deux pôles, l’un entièrement négatif : les boues urbaines étant considérées comme une gêne, une menace, un fléau ; et l’autre positif : les mêmes boues pouvant, après transformation, être source de profit de par leur utilisation en agriculture. » Les boues, comme les bouses, peuvent participer à un nouveau processus. Et là, tout bascule ! Il s’agit du recyclage, à proprement parler : faire entrer dans un nouveau cycle pour, comme sur un beau vélo, créer une chaîne entre des cycles disjoints. Plutôt qu’une échappée à l’écart des processus productifs, il s’agit de créer une bicyclette, c’est-à-dire la mise en mouvement, avec un effet de décuplement créé par plateaux et pignons, entre des processus séparés : élever des vaches et faire pousser des plantes, par exemple. Si les plastiques deviennent une ressource, toute une autre série d’acteurs entrent en jeu : les industriels du traitement des déchets, des pouvoirs publics (mais lesquels à cet endroit ?), des start-ups, bref : des entités prises dans une économie du profit. Les individus seraient peut-être, alors, des travailleurs précaires d’une grande entreprise privée. Face aux déchets, la vocation est rarement de mise, et il est probable que s’appliquerait la logique capitaliste telle qu’on la connaît maintenant.

Les déchets sont flottants, au sens littéral comme au sens figuré, dans l’océan comme dans l’espace social. Il manque à cette discussion globale les principaux acteurs de cet environnement, les peuples des îles du grand Océan. Comme l’explique l’un des très grands penseurs du Pacifique, Tongien lui-même, Epeli Hau’ofa, la vision d’îles isolées réparties dans l’océan est une vision continentale : au contraire, la circulation a toujours fait partie de la vie de ces peuples, et cela continue. Les terres sont en lien avec l’océan, les ciels et les mondes souterrains. Il ne s’agit pas d’îles au milieu de la mer, mais d’une « mer d’îles ». Si l’océan est vu ainsi, alors les déchets ne sont pas à l’écart, hors d’un ordre mondial continental. Ils sont au cœur de l’espace social. Et si c’était cela, la première étape du traitement : une transformation de notre perception de l’océan Pacifique et, au-delà, de la place des mers sur la Terre ? 

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