Une mission scientifique française dénommée l’« Expédition 7e continent » a récemment effectué un périple dans l’Atlantique nord et nous ramène des observations qui défraient la chronique : « Une expédition de sept personnes vient de rentrer d’un mois d’exploration dans l’Atlantique nord à la recherche des “soupes” de plastique qui polluent les eaux. L’équipage est revenu ­atterré de ce voyage. » (Reuters, juin 2014) !

La première mention de l’existence d’un « continent de plastique » remonte à l’été 1997, quand l’océanographe et skipper américain Charles J. Moore rapporte l’information d’une gigantesque accumulation de déchets plastique à la surface de l’océan dans une zone du Pacifique nord entre la Californie et les îles Hawaï. Le vortex de déchets du Pacifique nord est une zone du gyre subtropical du Pacifique (une zone relativement calme de la surface océanique dans laquelle les courants marins, influencés par la rotation de la Terre, concentrent les particules flottantes) maintenant dénommée « soupe plastique », « septième continent » ou « Grande zone d’ordures du Pacifique ». Quatre zones similaires ont depuis été découvertes : deux se situent dans l’océan Atlantique, les autres dans le Pacifique et dans l’océan Indien. Cette accumulation de déchets, translucides et pouvant atteindre jusqu’à une trentaine de mètres de profondeur, est en fait une nouvelle strate locale océanique non détectable par nos moyens d’observation satellitaire « classiques ». Elle demande un déplacement sur zone pour pouvoir l’étudier. La première tâche a donc été d’estimer les superficies de ces aires ; les chiffres varient aujourd’hui entre 2 et 3 millions de kilomètres carrés, soit plus de trois à six fois la superficie de la France pour chacune !

Il ne faut pas s’attendre à un « septième continent » en dur sur lequel nous pourrions débarquer, mais bien plus à une gigantesque accumulation de micro­fragments de matières plastiques (polyéthylène, polypropylène et PET essentiellement) concentrée par les mouvements des masses d’eau océanique. La zone pacifique nord débuterait dès 500 nautiques à l’ouest des côtes californiennes. 

80 % des déchets flottants à la dérive dans les océans sont d’origine continentale et 90 % sont des matières plastiques : le programme des Nations unies pour l’environnement donnait en 2006 une valeur moyenne de 18 500 morceaux de plastique flottant par kilomètre carré : par endroit, la masse de particules de plastique est six fois plus élevée que celle du phytoplancton ! C.J. Moore dans la zone de déchets du Pacifique nord avait estimé la quantité à plus de 5 kilos par kilomètre carré (32 000 à un million de morceaux). 10 % des 300 000 millions de tonnes de matières plastiques produites par l’humain chaque année se retrouvent dans l’océan et 70 % coulent. En surface, la photodégradation amène à cette fragmentation en particules très petites (inférieures à 5 millimètres), très peu biodégradables (500 à 1 000 ans).

En premier lieu, la découverte de ces « continents surnuméraires » est effarante quant à notre impact sur la planète. Nous pouvions nous en douter, nous savions bien que ces matières artificielles n’étaient que très peu biodégradables et qu’elles ­allaient bien « quelque part », et que de toute façon tout finit un jour dans l’océan ! En dehors de la laideur de ces gigantesques zones de déchets en mer, témoins des activités humaines, se dessinent bien d’autres dangers : ces particules de plastique sont ingérées par les espèces marines et les ­empoisonnent ! Les consommateurs des « ressources marines » s’empoisonnent à leur tour, bien entendu les humains inclus. Un malheur ne survenant jamais seul, ces microéléments multiplient à l’infini les surfaces d’échanges, un régal pour le biofouling et les bactéries et virus, et accumulent de très dangereux produits, eux aussi issus des industries humaines (bisphénol A, phtalates, PCB et DDT à des doses plus de 1 million de fois plus élevées que pour les concentrations « normales »). Nombre d’entre eux sont de redoutables perturbateurs endocriniens, des substances capables de « leurrer » nos récepteurs hormonaux et de déclencher des réactions physiologiques nous modifiant profondément : observons tous ces poissons intersexués (ils ne savent plus s’ils sont filles ou garçons, parfois les deux, ou… plus rien !) dans nos fleuves et estuaires en France aujourd’hui. Beaucoup d’espèces marines, poissons, tortues, oiseaux, mammifères, divers invertébrés… sont attirées par ces zones de déchets, car elles rompent la « monotonie » de l’océan. Ce « sable de plastique » ressemble à de la nourriture (taille, transparence, texture…), mais est impossible à digérer et s’accumule avec toutes les toxines associées dans les estomacs. Des chercheurs de la Scripps Institution of Oceanography à San Diego en Californie estiment que trois poissons sur dix dans le Pacifique nord ont absorbé ces particules de plastique, soit 24 000 tonnes chaque année. Et, bien sûr, nous les pêchons ! Tout l’écosystème marin est modifié, les interrelations entre virus, bactéries, phyto et zooplancton étant profondément altérées, les chaînes trophiques, si déterminantes dans l’océan et beaucoup plus longues que sur terre, ne sont plus les mêmes. Et, comme bien souvent en écologie, les gigantesques malheurs de certains profitent et font le bonheur de quelques-uns : on connaissait ces coléoptères buprestes dont la femelle vient pondre dans les troncs à peine refroidis après les incendies de forêts. Ici c’est le « patineur de mer », Halobates sericeus, un des très rares insectes océaniques, qui prolifère sur ces déchets, y trouvant une surface adéquate, si rare normalement dans l’océan au large, pour pondre ! Et vont suivre les crabes prédateurs de cet insecte. 

Sont aussi survenus des naufrages ou des pertes de containers dans des tempêtes avec des « macroplastiques », chaussures en 1990 ou en 1992, « canards jaunes », « tortues bleues » ou « grenouilles vertes », qui ont fait de longs périples dans l’océan.

Peut-on imaginer ramasser tous ces ­débris, pour les ramener où et en faire quoi ? La question est posée. Aujourd’hui seules 0,5 % des matières plastiques sont biodégradables : à quand l’obligation et la généralisation de leur biodégradabilité ? On va beaucoup trop lentement : cette transition écologique si attendue n’intéresse pas les investisseurs, ils ne la jugent pas « rentable » ! Quelle dérision ! La mondialisation est réellement à l’épreuve de cette transition écologique. Tout le monde ­s’accorde sur le fait que ça va mal et qu’il faut changer de cap : la prise de conscience est bien en cours mais les mesures, à ­déployer prennent beaucoup trop de temps.

Peut-on continuer à « s’en ficher ­complètement » qu’une tortue marine de 80 ans (et issue d’un groupe vieux de plus de 200 millions d’années !) suffoque en avalant un dérisoire sac en plastique qui a servi ­15 ­minutes ? Ou qu’une grande baleine bleue, l’animal le plus gigantesque ayant jamais existé sur la Terre depuis l’origine de la vie, que nous avons la chance infinie d’avoir encore avec nous, s’empoisonne en avalant des tonnes de ces déchets lamentables ? 

La biodiversité marine regroupe 235 000 espèces vivantes, ce qui ne représente pas plus de 13 % de tout ce qui est connu, décrit et déposé dans les musées aujourd’hui. En fait, l’océan est très stable au large depuis longtemps et « produit des espèces » en bien moins grand nombre que les continents, qui ont beaucoup plus de niches écologiques variées. Mais les groupes y sont beaucoup plus anciens (l’origine de la vie y a eu lieu !) et beaucoup plus diversifiés. Par exemple, sur les 31 phyla animaux (les phyla sont les grands groupes de la classification des espèces), 12 n’ont jamais quitté l’océan et y sont toujours. La diversité biologique est bien différente dans l’océan et ­l­’humain en tire 170 millions de tonnes de « ressources vivantes » par an (en fait tous milieux aquatiques confondus, pêche et aquaculture), quelque 25 000 molécules ­d’intérêt pharmaceutique et cosmétique et de très pertinents modèles biologiques pour la recherche médicale : la transmission de l’influx nerveux a été découverte grâce au nerf de calmar et la molécule clé du cancer (en fait un binôme cycline/­kinase) grâce à… l’étoile de mer !

Alors moins d’arrogance, plus de partage et de respect et faisons tout pour qu’au cours de ce xxie siècle nous soyons enfin en mesure de mériter ce terme de « sapiens » dont nous nous sommes affublés ! 

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