Massoud, une icône du combat contre le fanatisme 

C’est un résistant mythique qui manque cruellement à l’époque. Un homme qui a su dire non et que l’on a réduit au silence. Ahmad Chah Massoud avait eu raison trop tôt. Et les sbires d’Al-Qaïda avaient juré de l’éliminer.

Début septembre 2001, le commandant Massoud vient de fêter ses 48 ans. Pour ce jour anniversaire, il a choisi de se baigner dans les eaux glacées du Panchir, à quelques enjambées de sa maison. Puis il confie à sa femme Sediqa, qu’il appelle Pari, « mon ange » : « Je sens que je vais bientôt devenir shahid. »

Shahid, martyr en persan. Ahmad Chah Massoud n’était pas dupe des manœuvres de ses adversaires, islamistes, talibans, espions pakistanais. « Le Lion du Panchir » se savait sur la liste. Ses compagnons de combat et lieutenants ne cessaient de me le rappeler, dans la vallée, dans les caches de la résistance antifondamentaliste ou à Kaboul. Le célèbre commandant changeait de lit au moins cinq fois par semaine. Cela n’a pas suffi.

Le dimanche 9 septembre, alors que je m’apprête à le revoir et que je patiente de l’autre côté de la frontière afghane, au Tadjikistan, en compagnie de son bras droit, le Dr Abdullah Abdullah, j’apprends la triste nouvelle. Massoud vient d’être une nouvelle fois la cible d’un attentat-suicide. Avec Abdullah, nous craignons cette fois le pire. Massoud ne se trouve pas dans sa vallée, mais de l’autre côté de la frontière où nous patientions, à Khoja Bahauddin, dans une petite maison où de faux journalistes ont réussi à se faire inviter pour un entretien, munis d’une caméra piégée. Le Lion expire en vingt minutes. Lors de ses funérailles à Bazarak, le samedi 15 septembre, dix mille Afghans de tout le pays se sont rassemblés devant la dépouille d’Amir Sahib, « le chef », transportée sur un char. Les fleurs et les pleurs sont au rendez-vous.

Avec ses compagnons de résistance, nous nous sommes regardés longuement le jour même et le lendemain de l’attentat-suicide. Qu’allaient devenir le Panchir et l’Afghanistan ? La région entière, jusqu’aux confins du Moyen-Orient, risquait désormais de tomber entre les mains des fanatiques. Deux jours plus tard, le monde entier était secoué par les attentats du 11-Septembre. Massoud, lui, représentait l’un des derniers remparts contre la déferlante intégriste.

Un béret de laine traditionnel afghan posé de travers lui donnant des airs de Che Guevara d’Orient, le front barré de rides, la barbe clairsemée, grand et solide, l’homme au profil d’aigle était charismatique et secret. Mais c’était bien plutôt la simplicité qui le caractérisait. « Je poursuis un long combat », ne cessait-il de rappeler en m’invitant à boire le thé entre deux embuscades ou canonnades. Les yeux perçants, il aimait jouer aux échecs et au football avec ses hommes. Résistant de la première heure, d’abord contre les soldats soviétiques qui ont occupé l’Afghanistan de 1979 à 1989, puis contre le régime procommuniste de Kaboul, il avait senti la montée en puissance au sein de la rébellion afghane des fondamentalistes. Au terme de plusieurs séjours avec ses combattants, j’avais pu le rencontrer en pleine guerre de Kaboul, en 1992. Nous nous étions revus ensuite, dans le Panchir avec ses refuges et ses nids d’aigle. J’avais été surpris par son calme, son sens de la stratégie, sa vision géopolitique de l’Asie centrale et même du monde, son message universel de tolérance. Lui-même avait été membre des Frères musulmans lorsqu’il était étudiant en architecture dans les années 1970, après avoir fréquenté les bancs du lycée francophone Istiqlal de Kaboul. Il connaissait les errements de la mouvance fondamentaliste et préféra très vite la quitter pour devenir adepte d’un islam spiritualisé. Issu de l’ethnie tadjike, fils d’un colonel de l’armée du roi Zaher Chah, énigmatique et fraternel à la fois, il avait toujours eu le sens du devoir et le besoin de servir une cause, celle de la liberté. Neuf fois les Soviétiques tentèrent de s’emparer de la vallée, neuf fois Massoud les repoussa. Dès la première embuscade était né le mythe du Lion. Grand lecteur, il comptait dans sa bibliothèque des ouvrages de Napoléon, de Gaulle, Mao Tsé Toung et Che Guevara. Et il adorait parler à ses invités de poésie française et persane, dont il déclinait parfois des vers avec le talent d’un conteur né.

Partisan d’un islam des Lumières et démocratique, il connaissait les périls et les menaces des turbans noirs. Cette fuite en avant constante avait fini par l’user. Mais jamais il ne renonça au combat. Sa vallée était devenue un laboratoire des droits humains. Très tôt une administration avait été mise en place. Des écoles pour filles avaient vu le jour. Sous les talibans, Massoud avait fermé le bas de la vallée en dynamitant la passe de Golbahar, large de trente mètres. Parfois, lors des combats, nous nous trouvions à quelques dizaines de mètres des fous de Dieu. Massoud esquivait, harcelait à nouveau. Pour déminer certains sentiers d’altitude, il envoyait des bataillons de chèvres. Les humanitaires étaient les bienvenus, dont les femmes médecins et autres French doctors. Toujours un accueil empreint de noblesse humaine, la main sur le cœur et le respect aux lèvres.

Voilà pourquoi ce seigneur de guerre représentait l’homme à abattre. La destruction des deux bouddhas de Bamiyan en mars 2001 avait été le signe précurseur de la déferlante islamiste. L’assassinat du rebelle perpétuel six mois plus tard sonnait le début de la grande vague de terrorisme international. Massoud est devenu depuis une icône du combat contre le fanatisme, au royaume de l’insolence comme ailleurs dans le monde. Un résistant de légende que l’Occident n’a pas su écouter. 

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