Nous allons entrer dans l’histoire, fit la voix juvénile de Ziad, et nous siégerons à côté de notre Prophète bien-aimé.

Il n’osait lui dire que son Prophète lui cracherait à la figure plutôt que de s’asseoir à ses côtés ; il ne voulait pas détruire les illusions de Ziad, le plus humain de ses compagnons, celui dont le cœur n’avait pas encore brûlé : « Sache qu’en vérité, Dieu se place entre l’homme et son cœur, et que vous serez tous rassemblés devant lui », dit-il à Ziad.

Je ne comprends pas, Pilote.

Il te pardonnera, voilà ce que cela veut dire, Ziad, il te pardonnera toi qui m’as suivi par amitié, sans croyance.

Mais je crois, Pilote, je crois.

C’est bien, Ziad, c’est bien.

Tu seras avec nous, Pilote.

Bien sûr, Ziad.

Il raccrocha et se dirigea vers la porte d’embarquement en reprenant ses psalmodies qui le calmaient mieux que les pilules qui l’avaient rendu malade au point de penser qu’il avait une âme et qu’il était désespéré, non il s’en rendait bien compte, il n’avait plus rien, le néant absurde qui le plaçait au-delà du désespoir et de la morale, au-delà du bien et du mal, à la hauteur de Dieu, s’apprêtant à le combattre avec ses propres armes : les paroles et les versets signes qu’il psalmodiait en traversant le dernier aéroport de sa vie et en se souvenant qu’il avait pendant six mois appris à piloter un avion, son plus grand exploit compte tenu du fait qu’un mort ne peut plus rien dans la vie, un mort ne peut plus, et pourtant, encore une fois, et cela était aussi un Signe surprenant, il avait vaincu la mort, il avait vaincu l’homme en lui, le terrassant, l’exterminant, il l’avait vaincu pendant sa courte et insignifiante vie.

Il l’avait vaincu en apprenant à décoller, à diriger un avion, puis à atterrir, il avait appris cela dans la mort, il avait organisé les quatre phalanges, sélectionné les quatre équipes de l’apocalypse, il avait voulu vingt hommes en vertu d’un autre verset « s’il se trouve parmi vous vingt hommes endurants, ils en vaincront deux cents » et il avait demandé au Saoudien dix-neuf croyants pour monter dans les avions, lui étant le vingtième, le non-croyant, pour que cela soit juste, parce que la perfection était réservée à Dieu seul, et qu’il ne désirait pas le contredire sur ce point, il voulait lui faire accepter son plan en niant sa puissance et sa volonté.

Seuls dix-huit se présentèrent, le dix-neuvième avait préféré rejoindre les siens, des Bédouins contre lesquels Dieu mettait en garde, car c’étaient des hypocrites, cela il le savait aussi, c’étaient des hypocrites ; et il tenait le Saoudien pour l’un d’eux.

Pendant qu’il organisait ses équipes, envoyait ses auxiliaires à Newark pour qu’ils apprennent à piloter, il s’était dit que de toutes les manières, si le plan réussissait, ils ne tueraient pas deux cents hommes, mais des milliers d’hommes et affirmeraient encore une fois leur orgueil en déformant la parole divine.

Il fut donc heureux en son cœur brûlé d’avoir un homme de moins pour se damner encore plus, contrevenant deux fois à la lettre du Seigneur des mondes.

Il reprit sa reptation en se doutant bien que des caméras enregistraient son visage, le masque de la raison folle y transparaissait sans doute, le masque de la raison morte, « qui donc invoqueriez-vous, personne, humblement et secrètement, personne, et qui serait capable de vous délivrer, personne, des ténèbres de la terre et de la mer, personne », chantait-il en passant sous les portiques avec ses auxiliaires, les guerriers qui allaient ouvrir les dernières portes.

Il tenait à ces armes-là et lui agirait raisonnablement avec tout ce que cela sous-entendait de violence et de barbarie froide.

Et il traversa la longue passerelle, un tube gris, et il se força à sourire, à dire bonjour à l’hôtesse de l’air qui lui indiqua sa place à l’avant de l’appareil, non loin du cockpit, non loin de la lumière qui surgirait des ténèbres quand la dernière porte s’ouvrirait. 

Extrait de Tuez-les tous

© Éditions Gallimard, 2006

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