Ils avaient bien fait les choses. Hôtel cinq étoiles à Bora Bora. Deux semaines dans un bungalow sur pilotis avec les enfants.

– Papa, papa ! Viens voir ! Un dauphin !

Une idée de Sarah. Ça faisait longtemps que son fond d’écran d’ordinateur la titillait. Les cocotiers, le sable fin, le lagon transparent. Elle s’était renseignée à l’agence de voyage, Tahiti et ses îles, accueil chaleureux, tutoiement, joie de vivre, gentillesse. N’en jetez plus, on arrive !

Pour leur lune de miel, elle avait accepté un pèlerinage à Buchenwald, histoire de faire plaisir à François. Mais après vingt ans de vie commune, deux enfants, et la fatigue d’un travail accablant, pas de camp d’extermination qui tienne : cet été, on irait voir la plus belle île du monde !

Ils y sont enfin. Au programme : se dorer la pilule au soleil, contempler la beauté du paysage et se répéter qu’ils sont heureux.

Si seulement il n’y avait pas tous ces moustiques ! Un an de salaire pour se faire bouffer par ces bestioles. Sur le parasol, François observe un gros lézard qui les gobe avec sa langue.

– Tu as vu cet énorme margouillat ?

– Tais-toi, ils me dégoûtent.

Ce qu’elle aime, Sarah, c’est voyager les yeux ouverts, goûter l’autre, le sentir.

François, lui, veut savoir où il va, qui l’accueille. Comme disait Beckett, on est con, mais pas au point de voyager pour le plaisir. Il avait donc tout lu sur la découverte de Tahiti au xviiie siècle, l’histoire coloniale, la christianisation, le protectorat français.

– Ma chérie, sais-tu qu’ici, c’est pire que le désert algérien ? Il y a eu plus de deux cents essais nucléaires dans les lagons du Pacifique.

– Mon chéri, cette culpabilité te tuera. Tu ne pourrais pas te contenter de profiter de l’instant présent ?

Oui, François le Français l’avoue, il est mal à l’aise. Obséquieux quand il dit merci, colon quand il ne le dit pas, il a honte. L’idéal pour les vacances serait un lieu sans histoire et sans habitants.

Pour elle, les vacances c’est la mer, le rosé, l’éloignement, le dépaysement, la rencontre avec l’Autre – kangourous, Aborigènes, Indiens d’Amérique – tant qu’il est dans une réserve et qu’il n’est pas armé. Pour lui, les embruns de Loire-Atlantique, lecture, silence, parties d’échecs, cognac. Pour les enfants, sensations fortes, parapente, bateau, plongée sous-marine, buffet, cocktails à volonté.

– Un mojito, je vous prie, cher monsieur.

– Par pitié, François, arrête avec ce vouvoiement. On t’a dit mille fois qu’ici on dit tu. Qu’est-ce que tu cherches ? Les mettre mal à l’aise ?

Elle avait déjà réussi à lui faire porter des shorts et des savates en plastique, elle ne le ferait pas tutoyer un inconnu. Eh non, ma Sarah, mon amour, ma vie, la métamorphose n’aura pas lieu !

Et pourtant… Dans le ricanement de son âme, François sent monter un désir irrépressible de faire comme les bêtes d’ici, gober ces moustiques qui n’en finissent plus de tourbillonner. Il les chasse d’un revers de main, puis sa langue se déploie hors de sa bouche pour les avaler. Gloups. Il se découvre un appendice buccal d’une longueur et d’une dextérité insoupçonnées.

– Oh ! mon chéri, je crois que je n’ai jamais été aussi heureuse. Est-ce que tu as déjà vu quelque chose d’aussi beau ?

Oui, évidemment, le spectacle est splendide. Un véritable chromo. À vomir ! Mais mon chéri n’en peut plus : elles commencent à lui sortir par les oreilles, ces putains de vacances. Tous ces superlatifs et ces touristes blafardes qui dansent le tamuré au clair de lune, le sable collé aux pieds, la chaleur, le Zika, le Chikungunya, les poissons-pierre, les cent-pieds.

– On a faim ! crient les enfants.

Ils lisent la carte tandis que Sarah leur remet une couche de crème solaire.

Lire… c’était bien ce qu’il avait prévu de faire, et il y parviendrait peut-être si on lui épargnait ces excursions ridicules – se prélasser sur du sable rose, nager avec des bébés requins. Le seul poème qu’il lira cet été sera intitulé « Burrata des Pouilles et crevettes de Nouvelle-Zélande ». C’est Mallarmé et Paul Bocuse qui auraient été contents. Les enfants ne lisent jamais. Ils détestent ça. Ils n’ont que deux obsessions : les sushis et les Jet-Skis.

– Oh ! se pâme Sarah, les enfants se souviendront de ces moments toute leur vie !

François regarde sa progéniture remplir le lagon de litres d’essence et vider son compte en banque… Sa peau le gratte. Les moustiques le harcèlent. Gloups. Un à un. Il ne peut même plus se cacher. Gloups.

– Mais qu’est-ce qui te prend, François, tu as les yeux rouges, tu devrais aller faire un tour en pirogue.

Depuis leurs transats, ils observent un couple qui subit une cérémonie de mariage, torse nu, en paréo, béni par un prêtre bronzé avec des plumes dans les cheveux qui fait des incantations en tahitien. Sarah s’extasie.

– Oh ! François, on devrait faire pareil, renouveler nos vœux, ce serait merveilleux ! Tu seras mon tané et moi ta vahiné, pour l’éternité.

François déglutit trop fort. Sa langue reste coincée dans sa gorge. Elle sort en se dépliant, ses mains se palment, son corps se recouvre d’une fine couche d’écailles, ses yeux deviennent globuleux.

– Merde alors, ces margouillats nous pourrissent la vie !

Sarah abat son verre pour écraser la bête. François se précipite hors d’atteinte. La malheureuse s’acharne et lui sectionne la queue.

– Mais où es-tu, mon chéri ? Il faut que tu m’aides à attraper ce lézard !

François titube jusqu’au sommet du parasol. Il sort sa langue et avale un moustique gorgé du sang de sa femme.

La vue est encore plus belle de là-haut. 

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