Nous approchions de la célèbre île. Peut-être la verrions-nous tout à coup sans être prévenues. Cela serait trop et la respiration nous manquerait. À chaque arrêt du tramway, malgré l’avis de monsieur l’employé, nous descendions précipitamment sur la route pour regarder l’écriteau. Ce n’était jamais Katase et nous remontions en nous bousculant.

Enfin ce fut Katase juste au moment où, lassées, nous n’avions plus l’intention de descendre. Une station honorable, une vraie petite gare.

Nous étions dans la rue de Katase. De chaque côté étaient alignés des restaurants et surtout des bazars où étaient étalées de merveilleuses choses : des milliers de cartes postales à vendre tapissaient les murs, des serviettes de coton qui portaient en bleu le portrait de l’île, et que de coquillages ! Pas de ces coquillages vulgaires que l’on trouve au bord de la mer, mais des coquillages en plâtre de forme extraordinaire et peints de toutes les couleurs, en bleu, en vert, en rouge. Bien plus curieux que les coquillages qu’on pourrait ramasser sur le sable.

Nous étions très intéressées, mais nous n’avions pas le droit de regarder. Nous représentions le quartier de Ryogoku et nous allions en pèlerinage à Enoshima, et pas à Katase, qui n’en est qu’un faubourg.Il fallait être dignes.

Dès la sortie de la gare, ç’avait été le grand jeu des ombrelles. Sous les ombrelles éclatantes déployées au soleil, nous marchions à petits pas, trois de front au milieu de la route, bien séparées des autres familles et sans tourner la tête.

Mesdames les marchandes, au seuil des boutiques, nous invitaient gracieusement à entrer. Nous saluions avec noblesse et nous continuions. Soudain, nous poussâmes à la fois un même cri d’émerveillement, et perdant toute dignité, nous nous mîmes à courir. Devant nous était la plage et, au fond, la mer. La mer, la mer verte, vivante et salée, qui miroitait plus loin que la vue. De l’autre côté de la baie la côte continuait, jaune et bleue. Et à gauche, au bout de sa longue passerelle mince, se dressait, verdoyante et pointue, la mystérieuse île d’Enoshima.

À côté de nous, sur la plage, des familles entières quittaient leur chemise et, encore plus nues que tout à l’heure dans le train, riant aux éclats, elles s’asseyaient dans la mer.

Ces demoiselles dégrafèrent leurs chaussettes et relevèrent leurs kimono dont elles passèrent les pans dans leur ceinture. Abritées sous leur ombrelle et tenant leurs geta* de la main gauche, elles entrèrent joyeusement un peu dans la mer. Quel frais picotements aux pieds et aux mollets, quel délice ! Elles me conjurèrent d’y venir goûter un peu. Mais je ne pouvais pas. Si j’avais fait un faux pas et que Taro-San** se fût noyé ou eût été pincé par un crabe !... Je lui fis glisser seulement du sable dans la main. Ce jeu l’amusait. Je lui ai fait aussi tremper son petit doigt dans l’eau, et ensuite, il l’a goûté. Il a crié un peu, mais en dansant d’un pied sur l’autre pour le bercer, je l’ai vite consolé. Il a appris ainsi que l’eau de mer était salée. Instructive leçon de choses, monsieur son père sera content.

Les demoiselles auraient bien voulu prendre un bain complet, au moins jusqu’à la ceinture, et elles eurent presque le regret d’avoir mis d’aussi jolies robes. Il n’y fallait pas songer. L’île nous attendait avec d’autres plaisirs plus grands encore et c’est ce qui nous permit de renoncer à celui-là.

À la cabane qui se trouve sur la passerelle, on nous demanda 6 sen par personne pour nous laisser continuer. Pourquoi 6 sen ? À Tokio une dame m’avait dit que c’était 2 sen. On nous triplait le prix. Les messieurs du pont […] avaient vu le chapeau de Taro-San et le chapeau de Taro-San était trop beau.

En pénétrant sur la passerelle, je fus inquiète. Elle paraissait si vacillante et si fragile. Si elle craquait sous mon poids, que deviendrait Taro-San ! Heureusement, nous parvînmes à un endroit où elle avait l’air toute neuve et je fus rassurée : les messieurs du Gouvernement s’inquiètent de son bon entretien. À cette place, il y avait d’honorables personnes qui examinaient la mer. Nous regardâmes aussi. L’eau était d’un vert effrayant et qui devait les magnétiser.

Une minute plus tard, nous étions dans l’île d’Enoshima et transportées dans un monde féérique. Sur les cailloux, nos geta me paraissaient faire un bruit plus sonore, et nos ombrelles étaient encore plus ensoleillées. L’île méritait sa gloire ; elle était même plus magnifique que me l’avait décrite, à Tokio, une dame du quartier.  

* Chaussures traditionnelles japonaises.
** Son fils, âgé de deux ans. 

L’Honorable Partie de campagne, 1924 ©  Éditions Gallimard

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