Il y a quatre-vingts ans, en mai 1936, le Front populaire votait la loi généralisant les congés payés. Qu’a-t-elle changé pour les Français ?

Avant cette date, le tourisme, de voyage ou de station, était une activité rare à laquelle s’adonnaient les élites. La société était partagée depuis 1789 entre le temps du peuple qui ne faisait que travailler ou presque – il y consacrait 70 % de sa vie éveillée contre 15 à 20 % aujourd’hui – et celui des rentiers ou des religieux qui ne travaillaient jamais. La guerre de 14-18 unit tragiquement tous les hommes dans les mêmes tranchées, ruine les rentiers et, en brassant les classes, mélange les temporalités et les arts de vivre. Se répand alors le rêve d’aller voir la mer, la montagne, de visiter le patrimoine. Arrive 1936. En France, c’est le moment symbolique où l’on décide l’alternance entre semaines de travail et semaines de repos. Les congés payés ne sont pas une revendication qui monte des usines (où l’on réclamait les 40 heures), mais proviennent de la volonté de certains radicaux-socialistes qui veulent le bien du peuple. Les travailleurs connaissaient les dimanches libres depuis 1906, mais pas la semaine de repos, qu’ils associaient à la maladie ou au chômage. Les gens ont même eu peur devant ce vide, car ils n’avaient pas de repères pour vivre ce moment. Mais, petit à petit, la société va se mettre à vivre au rythme des vacances qui vont devenir le lieu de la liberté, de l’amour, du corps heureux, de la nature, des souvenirs. Les rythmes changent : les vacances scolaires se généralisent avec l’allongement des études, les congés payés modifient la temporalité des entreprises. Les vacances apportent aussi des apprentissages : on apprend à voyager, à camper, à nager, à marcher en sandales et en short, à prendre le train puis la voiture, plus tard l’avion... Aux pratiques nouvelles s’associe une certaine idée du corps et de la vie inspirée de l’aristocratie. Le monde du travail s’érotise. Edgar Morin écrit : « La valeur des grandes vacances, c’est la vacance des grandes valeurs. »

Les vacances seraient la généralisation d’un mode de vie aristocratique ?

Pour l’essentiel, oui. L’art de vivre de l’aristocratie, passé à la classe rentière au XIXe siècle, se diffuse dans le peuple au XXe : la bi-résidence bien sûr, mais aussi le rapport au corps, à la culture, à la nature. Pensons Versailles comme la première station, le premier Club Med ! Les élites ont été à l’origine du tourisme et des premières stations balnéaires et de montagne. Ce moment coïncide avvec la pensée romantique, qui confronte la petitesse de l’homme à l’immensité de la nature, des lointains, des sommets… Le Touring Club construit des routes de corniche au-dessus de Nice pour permettre aux touristes de contempler l’horizon. C’est aussi grâce à lui que s’invente le nom Côte d’Azur. À partir d’un imaginaire, et d’une pratique corporelle, se dessinent une lecture et une organisation du territoire.

Que sait-on des vacances des Français ?

Que la majorité des gens vont quasiment toujours au même endroit ! On estime que près de 50 % se baignent toujours sur la même plage. Nous sommes des sédentaires déplacés, des transhumants. C’est agréable d’être reconnu par les commerçants : « Ah, monsieur Paul, vous êtes revenu ! » Sans négliger les questions de sécurité : une plage familière, on en connaît les avantages et les dangers ; c’est important pour les enfants. Il y a d’immenses fidélités. Elles s’attachent aux origines, avec la « remontée des chemins de l’exode rural », comme aux maisons de famille qui se transmettent de génération en génération. Mais c’est vrai aussi pour le camping où 50 % des places sont louées à l’année.

Et les spécificités géographiques sont étonnantes. Les hommes politiques de droite vont plutôt sur le bassin d’Arcachon et la Côte d’Azur, ceux de gauche à l’île de Ré et dans le Luberon. Les imaginaires et la sociabilité politiques y sont différents. Les élus de droite ont souvent grandi dans des familles qui ont commencé à aller en vacances avant 1936, par exemple sur le bassin d’Arcachon ou à Saint-Tropez. Adultes, ils vont se battre pour avoir des maisons à ces endroits, où ils rencontreront leurs pairs. La gauche est souvent, elle, issue d’une élite scolaire post-1945. Quand François Mitterrand allait en vacances dans le Luberon, on trouvait à proximité Jack Lang, Laurent Fabius, et Élisabeth Guigou ou Bernard Kouchner qui sont de la région, mais aussi Georges Marchais, le secrétaire général du Parti communiste. Une classe, c’est aussi un territoire. Il y avait des « quartiers rouges », il y eut des « collines roses ».

La rémanence des origines est très puissante. Les gens de familles bretonnes ont de fortes chances d’aller en vacances en Bretagne et, à 48 %, ils rêvent de s’installer pour la retraite dans leur région d’origine, qui est aussi leur région de vacances. Ceux qui vont en Tunisie sont souvent liés aux pieds-noirs tunisiens. Si l’Algérie s’ouvrait au tourisme, dix à quinze millions de Français auraient envie d’y aller, enfants de pieds-noirs et d’immigrés confondus ! Les vacances ne sont pas aléatoires, les gens ne vont pas n’importe où, ils sont les héritiers d’un imaginaire familial ou social.

L’impression que tout a changé à la fin du XXe siècle est donc trompeuse ?

Les bases étaient déjà là. Bien sûr, il y a eu des innovations – les festivals, l’invention du Club Med ou du tourisme social, Nouvelles Frontières, les maisons d’hôtes... L’essentiel des départs en vacances se fait néanmoins « hors marché », dans l’intra-familial, les résidences secondaires qui représentent plus de 60 % des départs. L’apport du Club Med est d’avoir installé un imaginaire de l’érotisme en vacances, alors que le tourisme populaire restait puritain. Chez VVF, jusqu’aux années 1990 les femmes seules avec enfants n’étaient pas acceptées car on craignait pour la paix des familles. Le Club Med a travaillé sur l’imaginaire de la fête jusqu’au développement du sida dans les années 1980, qui leur a posé un problème : faire du Club un lieu pour l’informatique, ça a beaucoup moins bien marché !

La démocratisation des transports n’a-t-elle pas joué un rôle majeur dans la transformation des vacances ?

Absolument, avec tout d’abord le train bien sûr, puis la voiture. En 1936, les habitants de Paris enfourchaient leur vélo ou prenaient un train de banlieue, direction les bords de Marne. À l’époque la semaine de vacances fut appelée « semaine des sept dimanches », on faisait la même chose qu’un dimanche – la guinguette au bord de l’eau – mais sept fois. À partir du moment où les gens ont pu partir, aller à la mer, être bronzés, ces désirs ont bousculé toutes les prévisions. Chaque année, l’autoroute du Sud s’avérait trop courte : elle allait à Lyon ; elle fut prolongée jusqu’à Valence, Montélimar, Aix-en-Provence… Sans arrêt on construisait des autoroutes, mais ça n’allait jamais assez vite, les bouchons étaient monstrueux. L’appareil d’État a été constamment dépassé par le désir de voyage. Dans les années 1960-1970, les touristes français sont allés en masse en Espagne parce que le littoral français n’était pas équipé. Les grandes politiques d’aménagement touristique des plages du Languedoc et de l’Atlantique ont été lancées à ce moment-là par de Gaulle.

C’est irréversible, les vacances. Une fois qu’on a été initié à la mobilité, au plaisir de la mer, de la vie au soleil, au fait de se retrouver en couple dans une autre situation, en tribu avec les enfants, on n’y renonce jamais – même au chômage, on réduit juste les frais. Et après on vit la retraite sur ce modèle de très, très longues vacances.

Y a-t-il du nouveau depuis le début du XXIe siècle ?

Oui, les villes ont contre-attaqué. Elles se sont mises à développer les expositions, les musées, les festivals, elles n’ont plus eu honte de faire de l’argent autour de la culture et du tourisme. Les villes se sont transformées en lieux d’accueil, Paris en premier lieu, mais aussi Nantes, Bordeaux, Marseille… Les gens ont voulu y vivre comme au Club Med, pouvoir faire du vélo, pique-niquer au parc, assister à des spectacles en plein air, aller à Paris Plages. La mise en scène du corps est devenue urbaine : le port du jean, les bras nus, les shorts. La ville qui attire aujourd’hui est le fruit de la rencontre du baron Haussmann et du Club Med. Tout ceci explique pourquoi les 30 à 40 % d’exclus des vacances le sont aussi, souvent, des liens affectifs et sexuels devenus centraux dans notre civilisation. Cette exclusion est spatialement située : certaines zones rurales, l’Est, le Nord et les « quartiers ». Dans les cités, 25 % des logements sont occupés par des femmes seules avec enfants dont la vie privée se réduit souvent à rien : elles sont 70 % à ne pas partir en vacances. L’ennui des jeunes y est épais. Le fait qu’un gouvernement de gauche, pour la première fois, ne s’occupe pas des vacances et des temps libres des milieux populaires est pour moi incompréhensible. La privation de la joie et de la beauté qui s’incarnent aujourd’hui dans le tourisme et les vacances est insupportable à vivre. Si vous ne sortez jamais de votre quartier, si vous n’êtes pas intégré à cette culture de la mobilité, il n’y a plus de bonheur possible. Il faut faire de la généralisation du départ en vacances une grande cause nationale. 

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !