La guerre d’Algérie est le fantôme qui hante la vie politique française depuis plus d’un demi-siècle. Événement fondateur de la Ve République, elle est à l’origine du retour aux affaires du général de Gaulle en juin 1958, après ce qui a longtemps été perçu par la gauche comme un putsch réussi, maquillé en transition institutionnelle. Elle est aussi la cause du divorce entre l’homme du 18 Juin et une partie de la droite, qui s’estime trahie par le « lâchage » de l’Algérie française. Elle déstabilise les premières années du nouveau régime, fait vaciller les valeurs de la France du fait de l’usage massif de la torture par l’armée française. Plus encore, elle laisse des deux côtés de la Méditerranée le goût amer d’un divorce prononcé en 1962, au moment des accords d’Évian – divorce qui ne solde pas les contentieux et les rancœurs accumulées par l’histoire. Dès lors, comment ne pas comprendre qu’un tel événement imprime une marque profonde dans les imaginaires politiques hexagonaux ?
À gauche, une partie de la génération qui accède aux responsabilités en 1981 a forgé son engagement dans la lutte anticoloniale et l’opposition à la guerre. Mais le temps n’a pas apaisé les tensions nées des divisions entre les anciens défenseurs de l’Algérie française, qui pensent qu’il était possible de réformer le système de l’intérieur, et ceux qui savaient le système colonial définitivement condamné, tant moralement que politiquement. C’est le combat de Michel Rocard contre François Mitterrand. Garde des Sceaux en 1956, ce dernier est comptable des indépendantistes du FLN envoyés à l’échafaud – une ambiguïté que Rocard condamne d’un mot : « Il a du sang sur les mains. »
Cette division entre les gauches est réactivée par l’amnistie des anciens de l’OAS qu’accorde Mitterrand en 1982, fournissant au gouvernement de Pierre Mauroy l’occasion de son premier 49.3, malgré l’opposition de Lionel Jospin et de Pierre Joxe dont l’engagement à gauche s’est forgé dans le combat anticolonial. Dans les années 1990, ces derniers tiendront leur revanche en actant la reconnaissance de la tuerie des travailleurs algériens jetés dans la Seine par la police de Paris le 17 octobre 1961, avec le soutien des associations d’enfants d’immigrés.
À droite, la défense, puis la nostalgie de l’Algérie française, a dès le début des années 1960 une profonde influence sur la politisation d’une jeunesse idéaliste. Elle nourrit l’engagement de ceux qui, à l’OAS, puis autour de Jean-Louis Tixier-Vignancour, candidat antigaulliste à l’élection présidentielle de 1965, vont faire de cet événement le déclic d’un engagement à l’extrême droite. Créé en 1972, le premier FN voit en son sein un fort courant nostalgique de l’empire en général et de l’Algérie en particulier. D’où les rodomontades de Jean-Marie Le Pen sur la pratique de la torture durant cette guerre, véritable marqueur identitaire de son engagement politique.
Au-delà de cette frange extrême, l’ensemble de la droite voit dans l’indépendance de l’Algérie la marque d’un renoncement à la grandeur de la France. La mémoire de la sale guerre connaît jusqu’à aujourd’hui des phases de déni qui alternent avec la défense du souvenir de l’Algérie française, particulièrement dans les régions dans lesquelles les rapatriés d’Algérie s’installent par milliers.
À partir des années 2000, les entrepreneurs identitaires de tous bords s’emparent des mémoires algériennes pour tenter de forger un récit conforme à leurs desiderata politiques. Celles-ci se trouvent alors associées à un patchwork de problématiques allant de l’intégration de l’islam dans la République à la politique migratoire, en passant par le port du voile, jusqu’à constituer une ligne de front autour de laquelle s’organise le débat sur l’identité nationale.
La loi du 23 février 2005 est la première étincelle qui remet la question algérienne au goût du jour. Cette loi de circonstance, soutenue par Jacques Chirac, destinée à flatter un électorat sensible à l’imaginaire colonial et visant à « porter reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », met le feu aux poudres au Parlement et dans l’opinion. L’un de ses enjeux : voir les programmes scolaires « reconnaître le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » conduit à faire ressortir les vieux démons français. Si la disposition est finalement abrogée, elle constitue l’acte de naissance du mouvement antirepentance de réhabilitation du passé colonial conduit par Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, et que l’on pourrait résumer par une formule : face à l’histoire de la colonisation, ni repentir ni excuses.
Cette ligne demeure celle de la droite, écartelée entre des positions militantes proches de celles de l’extrême droite et un pragmatisme dans les relations avec le gouvernement algérien, notamment durant le mandat de Nicolas Sarkozy, marqué par des gestes d’ouverture. Pour une partie croissante de l’opinion, les attentats de 2015 ont contribué à renforcer l’amalgame entre reconnaissance des erreurs du passé et faiblesse face au terrorisme, marquant une droitisation de cette thématique dans le champ politique. Éric Zemmour ou Robert Ménard attisent les flammes d’un débat qui n’a plus grand-chose à voir avec la mémoire historique, mais alimente le feu de passions françaises morbides. Face à cette droitisation, la gauche se trouve quant à elle divisée entre les tenants d’un récit républicain peu enclin à se remettre en cause, et les nouveaux militants antiracistes qui font de la mémoire algérienne l’un des fers de lance d’un combat contre les discriminations.
Emmanuel Macron s’est positionné très tôt sur la question algérienne, reconnaissant dès la campagne de 2017 les responsabilités de la France en Algérie en qualifiant alors la colonisation de crime contre l’humanité. Mais le jeu de séduction entamé par le jeune président avec la frange la plus à droite de son électorat a pu laisser penser à un abandon de ce premier credo.
Si le rapport Stora jette aujourd’hui un pavé dans la mare, la majorité osera-t-elle rompre avec l’ambiguïté qui entoure la question algérienne ? À ce stade, il est difficile de faire des prédictions. Mais à un an des célébrations du 60e anniversaire des accords d’Évian et du premier tour de l’élection présidentielle, il y a fort à parier que l’enjeu algérien, véritable miroir d’une identité française tourmentée, continuera de tenailler notre vie politique.