« La voie parlementaire, une culture de la patience et du compromis »
Temps de lecture : 9 minutes
Comment qualifieriez-vous la crise actuelle ?
C’est une crise institutionnelle dans la mesure où la classe politique et les médias redécouvrent que les institutions de la Ve République ne sont pas jupitériennes, présidentielles, mais fondamentalement parlementaires. On l’avait oublié depuis 1962, avec quelques piqûres de rappel toutefois lors des périodes de cohabitation : sans majorité à l’Assemblée, le roi est nu, et l’on voit le Premier ministre gouverner. Ce qui est nouveau, par rapport à ces épisodes, c’est qu’aucun groupe parlementaire n’a la majorité absolue, contrairement à la droite en 1986 et en 1993, et à la gauche en 1997. Dans ces cas-là, c’était relativement simple : le pouvoir passait de l’Élysée à Matignon, qui s’appuyait sur le Palais-Bourbon. Aujourd’hui, il faut que les groupes parlementaires – seuls reconnus par le règlement de l’Assemblée, et non les alliances électorales – s’entendent pour former une coalition majoritaire, construire un programme et désigner la personnalité qui le portera.
Est-ce que cela ne va pas à l’encontre des coalitions et des programmes formés avant les élections, pour lesquels les électeurs ont voté ?
C’est une question de culture politique. En Allemagne ou en Espagne, pour les cas les plus récents, des coalitions se sont formées après les résultats des élections. En Espagne, le parti conservateur a même obtenu plus de voix que le Parti socialiste, mais c’est ce dernier qui a réussi à constituer une coalition avec les indépendantistes catalans. Ce système est rendu possible par le scrutin à la proportionnelle. S’il était en vigueur en France, il n’y aurait pas eu besoin de former un Nouveau Front populaire, chaque parti aurait pu défendre ses propres idées et ses propres couleurs, et les alliances se seraient forgées ensuite, après les élections, en élaborant un programme de compromis. C’est la logique parlementaire, que nous avons oubliée, trop habitués que nous sommes à une culture bonapartiste du pouvoir. Lorsqu’Emmanuel Macron affirme, dans sa lettre aux Français du 10 juillet, qu’il attend que l’Assemblée se structure, il ne fait que respecter les institutions.
Manquons-nous de cette culture du compromis ?
Je serais plus nuancé. Cette culture existe au niveau du Parlement européen, où aucun groupe n’a jamais la majorité, mais aussi bien souvent chez nous à l’échelon local. Nous ne sommes donc pas totalement étrangers à cette culture du débat, de la délibération, qui consiste à accepter que l’on n’imposera pas son programme et qu’il est possible de construire des compromis sans être immédiatement taxé de traître et envoyé au poteau. Il n’est pas étonnant qu’un Raphaël Glucksmann, député européen, soit plus ouvert à cette idée, par exemple. Au niveau national, cette culture est moins présente, c’est vrai, mais les circonstances actuelles, et les institutions, vont nous contraindre à en faire l’apprentissage, nous amener à reconnaître qu’aucun groupe ne peut avoir raison seul et imposer sa politique aux autres.
La constitution de coalitions prend parfois plusieurs mois chez nos voisins. La situation actuelle, avec un gouvernement démissionnaire, peut-elle durer ?
En Allemagne, les discussions ont duré trois mois, pour aboutir à un contrat de coalition de 190 pages. En Belgique, cela s’est poursuivi pendant presque deux ans, entre 2018 et 2020 ! En France, nous sommes habitués à des alternances très rapides, car nous n’avons connu que des majorités absolues. Ce n’est pas le cas cette fois, nous avons donc un gouvernement chargé d’expédier les « affaires courantes » – une catégorie juridique définie par le Conseil d’État dans un arrêt de 1952, qui l’autorise à prendre des actes pour le bon fonctionnement de l’administration, ou en cas d’urgence – comme une catastrophe naturelle, un attentat ou encore les récentes violences en Nouvelle-Calédonie, par exemple. En revanche, le gouvernement ne peut pas déposer de projet de loi ni décider de réformes pour le pays. C’est donc un régime bien cadré, sans limite de temps.
Va-t-on pouvoir voter le budget, début octobre ?
C’est une question intéressante. On peut comparer la situation avec le septennat de Giscard d’Estaing, de 1974 à 1981. Giscard est président, mais il est minoritaire au sein de la majorité, détenue par les chiraquiens. Quand Chirac claque la porte en 1976, Giscard nomme Premier ministre un technicien, Raymond Barre, qui n’appartient à aucun parti, qui n’a jamais été député, et qu’il présente comme le « meilleur économiste de France ». Pour la première fois de l’histoire de la Ve République, le budget, en 1980, ne sera pas adopté : les chiraquiens ne le voteront pas ; suivra un moment de panique budgétaire, jusqu’à ce qu’ils acceptent in extremis, le 29 décembre. Alors, quel rapport avec notre situation actuelle ? Si nous ne parvenons pas à avoir un gouvernement de plein exercice d’ici au mois de décembre, le gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes n’aura qu’un seul recours, celui d’activer l’article 47 alinéa 3 de la Constitution, qui prévoit la possibilité de mettre en œuvre le budget par ordonnance, pour garantir la paie des fonctionnaires. Aux Pays-Bas, entre juillet 2023 et juillet 2024, c’est un gouvernement chargé d’expédier les affaires courantes qui a fait adopter le budget.
« Dans la Constitution, le Président n’est en aucun cas au centre »
Quel va être le rôle du président dans cette configuration inédite ? Va-t-il se replacer au centre, comme semble le montrer sa lettre aux Français, ou au contraire se mettre en retrait ?
Dans la Constitution, le président n’est en aucun cas au centre. L’article 5 nous dit qu’il est le garant du « fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État ». Il est un arbitre, là où le Premier ministre est un capitaine d’équipe. Sans majorité, le président ne peut rien faire. Dans le cas présent, il n’a même pas les moyens de nommer un Premier ministre, car il n’y a pas de majorité ! Il est donc nécessairement en retrait, il doit laisser les groupes parlementaires discuter entre eux et former des alliances pérennes. Là où la situation d’Emmanuel Macron diffère de celles de François Mitterrand en 1986 ou de Jacques Chirac en 1997, c’est qu’il ne peut pas se représenter, et que sa force en est encore diminuée. Les députés macronistes vont donc chercher une nouvelle personne vers qui se tourner en vue de la présidentielle. Pour la première fois d’ailleurs, ils ont fait campagne avec la photo du Premier ministre sur leurs affiches, et non celle du président !
Cela ne signifie-t-il pas que, quand bien même le futur Premier ministre serait issu du groupe présidentiel, Emmanuel Macron se retrouvera de toute façon en « cohabitation » ?
En effet ! Dans l’hypothèse d’une coalition majoritaire, celle-ci va proposer un nom au président de la République, qui sera obligé de nommer cette personne. Ce Premier ministre tiendra donc sa légitimité, non pas du président, mais de la coalition majoritaire. On se dirige vers un repositionnement certain du président de la République, avec une posture de chef d’État parlementaire tel que le décrit l’article 5 : un garant, un arbitre, sans influence sur la politique du gouvernement. Cela peut étonner par rapport à ce qu’a fait Macron depuis 2017 ! Mais la situation, et la Constitution vont le contraindre à se réajuster.
Qu’avons-nous appris des précédentes cohabitations ?
En 1986, après la victoire de la droite aux législatives, Raymond Barre considérait que François Mitterrand devait démissionner ; Édouard Balladur, lui, estimait au contraire que la Constitution autorisait la cohabitation – ce qui s’est finalement passé. Ce texte ne peut pas tout, il ne peut pas influer sur les stratégies politiques des uns et des autres, mais il permet de régler bien des situations – comme expédier les affaires courantes ou constituer un gouvernement technique, pourvu qu’il ne soit pas renversé par une motion de censure, ou plus simplement former une coalition, en reconnaissant qu’aucun parti ne peut appliquer l’intégralité de son programme.
La crise actuelle est-elle susceptible d’inspirer des réformes institutionnelles ?
Oui. Le passage à la proportionnelle éviterait de voir apparaître au second tour des alliances imposées qui donnent l’illusion de l’assentiment. Ensuite, il me semble qu’il faudrait lever l’ambiguïté constitutionnelle formée par la « dyarchie » au sommet de l’exécutif. Par-delà les configurations politiques, il y a toujours eu, depuis le début de la Ve République, des conflits au sein de l’exécutif : de Gaulle-Debré, Pompidou-Chaban, Giscard-Chirac, Mitterrand-Rocard, Hollande-Valls, Macron-Philippe ou même Attal… La proposition que je fais depuis un moment serait de modifier la Constitution afin que le président de la République ne préside plus le Conseil des ministres, qui ne se tiendrait plus à l’Élysée. Matignon deviendrait le véritable lieu du pouvoir gouvernemental, en lien avec la majorité à l’Assemblée. Le président conserverait ses fonctions d’arbitre au-dessus de la mêlée, il continuerait d’être élu au suffrage universel comme cela se pratique dans de nombreux pays voisins – Portugal, Autriche, Roumanie, Finlande, Pologne, Allemagne. Un peu de droit comparé ne nous ferait pas de mal pour évaluer les avantages de chacun des systèmes, plutôt que de penser que nous avons raison sur tout.
Cette solution ne fait pas consensus ?
Il est vrai que des collègues préfèrent proposer la suppression du poste de Premier ministre pour aller vers un régime présidentiel. Ma préférence pour une conception parlementaire n’est pourtant pas révolutionnaire : c’était la position de Pierre Mendès France dans son livre de 1962, La République moderne. Mais nous sommes pris dans un ancrage culturel : quand je dis à mes étudiants en droit que, d’après notre Constitution, ce n’est pas le président qui gouverne, ils me regardent avec des yeux écarquillés. Tout cela s’est constitué entre 1958 et 1962, quand tout le monde – des parlementaires jusqu’au Premier ministre Michel Debré – était dépassé par la guerre d’Algérie. À ce moment-là, le général de Gaulle a géré le pays, et nous ne sommes jamais sortis de cette configuration. Même François Mitterrand, qui était le plus sévère contempteur de la nouvelle Constitution, s’est coulé dans cette pratique gaullienne, allant jusqu’à dire : « Les institutions étaient dangereuses avant moi, elles le seront après moi. Mais elles sont bien faites pour moi. »
Que se passera-t-il si aucune coalition ne réussit à émerger dans les mois qui viennent ?
Si tout le monde reste bloqué sur ses positions, la seule solution sera la démission du président, comme en 1924, quand Alexandre Millerand fut acculé à cette décision par une grève des ministres. On ne peut exclure que l’intérêt de Marine Le Pen d’une part, de Jean-Luc Mélenchon d’autre part, soit d’accélérer le calendrier en poussant à la démission d’Emmanuel Macron afin de provoquer une élection présidentielle anticipée. Ce serait une manière de résoudre la crise dans une logique de continuité présidentialiste – ce qui n’étonne pas dans le cas de Marine Le Pen, mais surprend davantage dans celui de Jean-Luc Mélenchon, qui défend l’idée d’une VIe République d’essence parlementaire. L’autre option, c’est la solution d’inspiration parlementaire, avec des groupes minoritaires qui trouvent une base de compromis pour gouverner. Cette issue parlementaire serait une manière de réveiller, de réactiver une logique jusqu’ici endormie depuis les débuts de la Ve République.
Propos recueillis par PATRICE TRAPIER et JULIEN BISSON
« La voie parlementaire, une culture de la patience et du compromis »
Dominique Rousseau
Le juriste Dominique Rousseau déploie l’ensemble des implications de la crise actuelle à la fois pour l’Assemblée et pour l’exécutif.
[Tendresse]
Robert Solé
Prenant ses distances avec Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin a rejoint les « purgés » de La France insoumise pour devenir, comme eux, un « insurgé ». Selon lui, le pays devrait être gouverné « avec tendresse ». Le mot a surpris. Ruffin n’est pourtant pas le premier responsable politique à l’avo…
« Il faut aller chercher du côté de la majorité sociale la légitimité pour agir »
Benoît Hamon
L’ancien ministre et candidat à la présidentielle de 2017 Benoît Hamon incite les politiques à renforcer l’aspect participatif de notre démocratie en traitant enfin la société civile et le monde économique en véritables partenaires.