Quel rôle la société civile a-t-elle joué après la dissolution de l’Assemblée ?

Sans sa mobilisation, je pense qu’il y aurait eu des dizaines de députés d’extrême droite de plus à l’Assemblée. Si le phénomène a pu jouer dans les deux sens, il a, dans l’ensemble, clairement fait pencher la balance contre l’extrême droite. Parce que cette société civile fabrique du lien social, nourrit la culture de ce pays, innove socialement et assure la solidarité entre les individus, il est logique qu’elle soit allergique à un projet autoritaire et inégalitaire. Mais ce qui a attiré mon attention, plus encore que la mobilisation du mouvement social, des syndicats, des organisations professionnelles, de nombreuses entreprises aussi, c’est le clivage que l’on a vu s’opérer au sein du monde patronal : une partie était, sans complexe, prête à s’accommoder d’un gouvernement du Rassemblement national, voire à le soutenir ; une autre a jugé que, même si le RN proposait une politique fiscale très favorable aux plus riches et aux grandes entreprises, l’existence d’un programme ouvertement raciste et discriminatoire était facteur de désordre dans la société et dans les entreprises. On a donc assisté à une forme de repolitisation de la France, avec une compromission assez terrifiante de certains partis et de certaines élites économiques avec un projet xénophobe, mais également – toute chose créant son contraire – avec des résistances et des alternatives, qui ont mené la société à se mobiliser pour battre l’extrême droite.

Dans la situation inédite actuelle, le fonctionnement démocratique est-il amené à évoluer ?

Il faut profiter de l’occasion pour que d’un mal puisse sortir un bien. Nous sommes dans une situation d’impuissance du politique, avec une Assemblée nationale fracturée, qui ne pourra pas changer avant un an. Or il faut bien gouverner la France, parce que les besoins sont brûlants, dans le domaine social, dans le domaine de l’école, de la santé, du logement, de la sécurité ou de la lutte contre le racisme. La question est de savoir comment agir sans majorité absolue. Je vois là l’occasion de sortir du rapport infantile que le politique entretient avec les citoyens. Nos institutions prévoient une élection majeure tous les cinq ans et, dans l’intervalle, assurent l’omnipotence du politique – principalement du président de la République –, en méprisant fondamentalement la démocratie sociale, les corps intermédiaires et la société civile. Or on constate aujourd’hui qu’il n’y a pas d’autre moyen de gouverner, quand il n’y a pas de majorité parlementaire, que d’aller chercher du côté de la majorité sociale la légitimité pour agir.

C’est-à-dire ?

La seule méthode de gouvernement possible à mes yeux, c’est de construire un dialogue pour trouver des compromis avec la société civile dans tous les champs de l’action politique. On peut hiérarchiser quatre ou cinq grands sujets pour lesquels il est urgent d’agir, et lancer à très court terme plusieurs « Grenelle » qui ouvriraient la négociation sociale, qui poseraient les termes d’un dialogue durable entre les partenaires sociaux, la société civile, le pouvoir politique – opposition comprise –, mais aussi le Comité économique, social et environnemental (Cese) et, le cas échéant, des citoyens tirés au sort. On tâcherait ainsi de construire des compromis ou des consensus autour de sujets comme – pour en donner au hasard – la fin de vie, la lutte contre les déserts médicaux, la revalorisation des salaires des travailleurs de première ligne, la reconnaissance du burn-out comme maladie professionnelle, la réforme des retraites ou encore celle de l’évaluation ou de l’orientation à l’école… En clair, il s’agirait d’engager des transformations de la vie des Français faisant l’objet d’un large accord entre la société civile et le monde politique – du moins, d’une partie de celui-ci.

« À force de légiférer sans la société ou sans le monde économique, le politique se prive de la possibilité d’en faire des alliés »

Mais comment négocier, justement, avec un pouvoir aussi diffus et fragile, sans interlocuteur privilégié ?

C’est précisément l’occasion de sortir du jeu de rôle habituel, reproduit à l’infini, dans lequel le politique consulte et, à la fin, arbitre, et où chacun peste dans son coin. Si l’on parvient à créer de véritables lieux de dialogue pérennes, la société civile deviendra actrice du bon fonctionnement de la démocratie, et donc coresponsable de ce qui sera mis sur la table. En définitive, s’il s’agit de la loi, c’est bien sûr le Parlement qui a le dernier mot. Mais il sera plus compliqué de dire non à un compromis négocié pendant des mois et qui a fait l’objet d’un vrai travail de discussion et d’échanges entre les forces sociales, les citoyens, le gouvernement et des représentants du Parlement. Et par la suite, dans la mise en œuvre de ces transformations, on sait qu’il y aura beaucoup moins de résistance, dès lors que celles-ci auront été pensées et élaborées avec le mouvement social. Aujourd’hui, le politique est impuissant, même quand il légifère, parce qu’à force de le faire sans la société ou sans le monde économique, il se prive de la possibilité d’en faire des alliés. Avec cette méthode de gouvernement, on s’assurerait d’une forme d’hospitalité de la société française aux propositions politiques.

Ce qui n’était pas le cas jusqu’ici ?

Ça n’a jamais été le cas, et encore moins ces sept dernières années ! Comme le gouvernement s’est autoproclamé gouvernement d’experts, il a considéré qu’il pouvait se passer de toute forme de dialogue avec la société civile et privilégier le rapport direct du président de la République avec les Français. On en voit les conséquences, aujourd’hui. Le fait de tenir à l’écart des décisions la société civile engagée n’a pas éteint celle-ci, mais lui a au contraire donné une énergie et une force qui se sont manifestées au moment de cette dernière élection. La société civile a envoyé un message aux politiques – je ne suis pas certain qu’ils l’aient tous compris, d’ailleurs –, qui est : rien ne sera possible dorénavant sans nous.

Elle semble pourtant avoir été tenue loin des négociations menées par le Nouveau Front populaire…

En effet, on se demande parfois si nous n’aurions pas été dissous à notre tour le soir du 7 juillet, tant on peut avoir le sentiment que le jeu politique se déroule désormais dans des pièces closes, à l’écart des acteurs sociaux. Manifestement, il est très difficile de trouver un accord entre des partis politiques, alors ouvrez le jeu ! Non pas pour aller chercher dans la société civile le nom du Premier ministre, parce que ce n’est pas une question de casting, mais pour imaginer une méthode permettant de rallier d’innombrables soutiens à une option – et non de simplement demander à la société civile de jouer les exécutants d’une partition intégralement écrite par les politiques. Les programmes du NFP ou d’Ensemble sont parfaitement respectables. Mais ils seront toujours moins efficaces et moins pointus que ceux que serait capable de proposer et de mettre en œuvre la société civile, en lien avec le politique. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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