L’installation de la nouvelle Assemblée en fin de semaine dernière peut laisser à ceux qui la regardent une impression étrange, entre brouillard et bricolage, tant l’incertitude demeure quant aux orientations que prendra la XVIIe législature et aux accords ou alliances qui se noueront de part et d’autre de l’hémicycle. Peut-être est-ce là un préalable nécessaire. Inhabituel en France, plus courant à l’étranger. Une étape dans l’appréhension d’un nouveau contexte.

Au soir du 7 juillet, le Premier ministre affirmait, depuis Matignon, que « le centre de gravité du pouvoir sera, par la volonté des Français, désormais, plus que jamais, entre les mains du Parlement ». Replacer le débat public au cœur de l’institution parlementaire (et inversement) ne dépend pas de la seule volonté de l’Assemblée nationale, mais sa responsabilité est grande, à l’heure où les questions et les doutes sont bien plus nombreux que les certitudes. Aussi, à défaut de savoir exactement ce que la nouvelle Assemblée – dans cette configuration inédite – fera, il est sans doute possible d’observer comment le pourra. Soit trois conditions.

Première condition : accepter quelques exercices d’arithmétique

577 députés, 3 blocs, 11 groupes. 15 députés pour former un groupe parlementaire. 58 pour déposer une motion de censure. 60 pour saisir le Conseil constitutionnel. 289 pour atteindre la majorité absolue.

Compter et se compter sera une préoccupation constante de la législature. On l’a vu dès la constitution des groupes, étape essentielle à la structuration de l’Assemblée, lors de l’élection à la présidence, pour la désignation des membres du Bureau ou à propos des présidences de commissions. Le choix de Yaël Braun-Pivet au perchoir, au troisième tour de scrutin (avec 220 voix en sa faveur contre 207 pour André Chassaigne et 141 pour Sébastien Chenu), est révélateur des mouvements d’alliance et de contre-alliance que pourrait connaître l’Assemblée dans les mois à venir. Les débats sur l’inclusion ou non de l’ensemble des groupes (de la France insoumise au Rassemblement national) dans la désignation des autres membres du Bureau (six vice-présidents, trois questeurs, douze secrétaires), organe stratégique qui « a tous pouvoirs pour régler les délibérations de l’Assemblée » et dont la composition s’efforce, en principe, de reproduire la configuration de la Chambre, montrent les tensions et les hésitations que suscite la situation. D’autant qu’à l’exception de la présidence, élue pour la législature, ces fonctions sont renouvelées chaque année.

Compter et se compter sera pour les membres de l’Assemblée une activité régulière parce que cela résulte, tout simplement, de la configuration même de cette XVIIe législature : où la tripartition de la Chambre s’accompagne d’une fragmentation des forces politiques ; où chaque bloc est lui-même composite – de manière précaire ou assurée –, comme le Nouveau Front populaire, qui réunit quatre groupes parlementaires ; et où chaque élément de chaque bloc peut, à son tour, être traversé de quelque dissension, tel Renaissance devenu Ensemble pour la République. De sorte que, pour tous les votes, des majorités flottantes (en fonction des sujets) seront peut-être à rechercher. Des groupes « charnières » ou « pivots » pourront alors apparaître, conduisant à des calculs variables de majorité.

La configuration de l’Assemblée nationale oblige surtout à garder à l’esprit que, dans le régime parlementaire qu’est la Ve République – fondamentalement, par sa logique institutionnelle et son ressort premier, qui est la nécessité pour un gouvernement d’avoir la confiance (au moins implicite) de l’Assemblée –, l’équation substantielle sera non pas de réunir 289 députés pour mais d’éviter 289 députés contre. Autrement dit, éviter qu’une majorité, même de circonstance, se réunisse contre un éventuel gouvernement pour adopter une motion de censure qui le renverserait.

Deuxième condition : être prêt à un effort d’inventivité

D’abord, parce que tout n’est pas prévu, même si la Constitution et le Règlement de l’Assemblée encadrent de nombreuses hypothèses. L’article 47, alinéa 3 de la Constitution indique, par exemple, que « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de 70 jours, les dispositions du projet [de loi de finances] peuvent être mises en vigueur par ordonnance ». Quid du cas dans lequel le Parlement certes se prononce, mais rejette le projet budgétaire, faute de majorité ou à raison d’un blocage ? La lecture des textes invite à imaginer des solutions. De même, si la présidence de la commission des Finances revient à un groupe d’opposition, il ne s’agit pas nécessairement de celui dont l’effectif est le plus nombreux. La précédente législature l’avait ainsi interprété.

Ensuite, parce que la configuration de l’Assemblée conduit à des situations inédites. Pour la première fois, les groupes parlementaires ont à se positionner comme « groupe d’opposition » ou « groupe minoritaire » avant la formation d’un gouvernement. Or cela implique des droits spécifiques : la première vice-présidence de l’Assemblée, un poste de questeur, la présidence de la commission des finances, des fonctions au sein des commissions d’enquête, un temps de parole particulier… Huit groupes sur onze se sont ainsi déclarés d’opposition. Pour la première fois, également, des membres d’un gouvernement démissionnaire seront présidents de groupe et prendront part, en cette qualité, à la Conférence des présidents.

Enfin, parce que les incertitudes, à ce stade, imposent d’envisager, pour chaque cas, plusieurs scénarios et, le cas échéant, de nouvelles pratiques. De ce point de vue, le rôle de la présidence de l’Assemblée sera déterminant pour garantir à chacun ses droits et ses prérogatives, assurer le bon déroulement des débats et veiller à l’organisation de l’Assemblée. À l’image du Speaker britannique au plus fort du Brexit, garant de l’institution parlementaire, de son indépendance et des droits des représentants, un nouveau rôle pour la présidence de l’Assemblée est à inventer.

Troisième condition : relever un défi d’ordre culturel

Le retour au Parlement de personnalités politiques de premier plan comme l’aspiration de certains à présider un groupe parlementaire montrent qu’un rôle nouveau pourrait y être endossé. Au-delà des associations variables pour atteindre une majorité et des schémas divers – de la coalition gouvernementale à l’alliance parlementaire, du « pacte législatif » au soutien sans participation –, se dessine, en toute hypothèse, la nécessité d’une nouvelle culture politique, institutionnelle et parlementaire. Cet effort n’a pas été réalisé sous les législatures précédentes, malgré une recomposition du paysage politique qui n’avait pas conduit à l’émergence d’une pratique plus coopérative que le parlementarisme exige pourtant. La configuration de la XVIIe législature y oblige. N’oublions pas que la Constitution de la Ve République a été conçue pour « changer les mœurs », selon la formule de Michel Debré, à un moment, en 1958, où les perspectives d’installation du fait majoritaire étaient particulièrement incertaines. Les mécanismes qui en résultent avaient aussi été construits à cet effet.

 

À tout cela, peut-être faudra-t-il encore ajouter une once de patience et quelques tâtonnements. Les expériences étrangères – en Allemagne ou en Belgique, dans les pays de la péninsule ibérique ou en Italie comme dans les pays nordiques – enseignent que cela peut prendre du temps et demander plusieurs tentatives avant d’arriver à un équilibre qui permettrait à l’Assemblée de pleinement remplir son rôle. Ces trois conditions ne seront sans doute pas suffisantes, mais n’en demeurent pas moins indispensables pour replacer le Parlement au cœur du débat politique. Les conditions institutionnelles existent. Aux responsables politiques d’agir. À nouvelle Assemblée, nouveaux défis. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !