Qui pilote le pays ? Le président ou le Premier ministre ? L’exécutif ou le Parlement ? Les débats dans lesquels nous sommes immergés nous ramènent aux débuts de la Ve République, en 1958. Ces différences de conception entre une vision présidentielle et une vision parlementaire ont divisé les deux « inventeurs » de la Ve, le général de Gaulle et Michel Debré, qui, avant de devenir Premier ministre, dirigea les groupes chargés de rédiger la nouvelle Constitution. Depuis les années 1930, Charles de Gaulle considérait que le régime parlementaire était néfaste : dans son discours de Bayeux, en 1946, il avait exprimé sa volonté de faire du président de la République le garant des institutions. Partageant les conceptions exprimées par Léon Blum dans ses Lettres sur la réforme gouvernementale publiées en 1918, Michel Debré, quant à lui, imaginait un Premier ministre fort, comme au Royaume-Uni.

Un Général présidentialiste, Michel Debré parlementariste…

La nouvelle Constitution de 1958 était porteuse des idées présidentielles de l’un et des convictions parlementaires de l’autre. Elle accordait un poids institutionnel important au président, mais conservait un régime parlementaire contraint pour éviter l’instabilité gouvernementale de la IVe République. Inspiré des exemples allemand et autrichien, le parlementarisme éclairé instaurait notamment la procédure du 49.3, qui inversait la charge de la preuve : c’était désormais à l’opposition de démontrer qu’elle était majoritaire à travers l’adoption d’une motion de censure.

… la Constitution de 1958 est née de cette ambivalence

Dans un premier temps, le général de Gaulle se tint à une position de président arbitre, gérant néanmoins en direct la défense et les affaires étrangères. Dans ses Mémoires d’espoir, il parle d’un Premier ministre « sous la coupe du président de la République » mais à la « tâche capitale et quasi illimitée ». Trop beau pour être vrai ? Le président-général s’est attaché à ne pas braquer les grandes figures de la IVe République – le socialiste Guy Mollet, le MRP Pierre Pflimlin, Félix Houphouët-Boigny, Paul Reynaud… –, qui ont accompagné le changement de constitution. Il n’est ainsi pas anodin qu’il ait présenté son projet le 4 septembre 1958, place de la République, la date renvoyant à l’instauration de la IIIe République.

De Gaulle connaissait aussi l’attachement viscéral de Michel Debré à son pré carré primo-ministériel. Il le laissa traiter peu ou prou les affaires domestiques, ce qui n’empêchait pas le Premier ministre d’expédier régulièrement à l’Élysée d’interminables lettres dans lesquelles il défendait la pleine application de l’article 20, selon lequel le Premier ministre dirige l’action du gouvernement. Ces récriminations se prolongeaient généralement par de longues promenades à Colombey-les-Deux-Églises, à l’issue desquelles Debré avait parfois gain de cause.

L’essentiel était ailleurs. Jusqu’en 1962, de Gaulle fut accaparé par la guerre d’Algérie, qu’il géra en direct avec quelques ministres proches de lui, dont Maurice Couve de Murville et Louis Joxe. L’Algérie était encore la France, mais sur ce sujet, le Premier ministre n’eut pas son mot à dire, d’autant que, partisan d’un maintien de l’Algérie au sein de la souveraineté française, il était en désaccord avec la politique du Général.

La guerre joua donc un rôle d’accélérateur dans le renforcement des pouvoirs présidentiels, mais ce sont les attentats (sur la route de Colombey et au Petit-Clamart) qui convainquirent de Gaulle de concrétiser ce qu’il avait annoncé dans son discours de Bayeux : l’élection du président au suffrage universel donnerait un surcroît de légitimité sinon à lui-même, qui n’en manquait pas, du moins à ses successeurs. Six mois avant l’adoption de la révision constitutionnelle d’octobre 1962, débarrassé des sempiternelles plaintes de Debré qu’il avait remplacé par Georges Pompidou, il dévoila sa véritable conception du pouvoir, comme le rapporte Alain Peyrefitte : « Le gouvernement n’a pas de substance en dehors de moi. Il n’existe que par mon fait. […] N’employez donc pas l’expression chef du gouvernement pour parler du Premier ministre. Le chef du gouvernement, c’est moi. » Ancien banquier et collaborateur de de Gaulle, Pompidou ne fit aucune difficulté : « Je ne suis pas comme Debré : je n’ai pas d’existence propre. Je ne suis qu’un reflet de de Gaulle. »

Six ans plus tard, pourtant, la crise de Mai 68 révélait un président usé et un Premier ministre disposant d’un poids politique. Pompidou exprima ses désaccords avec le Général, notamment sur l’emploi d’un référendum qu’il jugeait inapproprié. C’était pourtant l’arme suprême du pouvoir gaullien, l’un de ses prérequis pour la Constitution de 1958, avec l’article 16 sur les pleins pouvoirs. Pompidou le convainquit de dissoudre : les législatives furent un triomphe, mais de Gaulle considéra que son Premier ministre avait empiété sur ses prérogatives et le remplaça par son fidèle collaborateur, Maurice Couve de Murville.

À son tour, Georges Pompidou fera sienne la pratique d’un président omnipotent. Lorsque son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, prononce le 16 septembre 1969 sa déclaration de politique générale sur la « nouvelle société », c’est moins le contenu du discours qui irrite Pompidou que le fait que ce discours soit jugé de « dimension présidentielle ». Sans compter que Chaban n’avait donné sa copie à relire à l’Élysée qu’au dernier moment, ce qui posait tout de même une question si l’on songe à la lettre de la Ve République.

1969 marque une étape importante dans la volonté présidentielle de rapatrier l’essentiel du pouvoir à l’Élysée sans que la Constitution de la Ve n’ait été retouchée. Ce déséquilibre des forces sera de mise entre Georges Pompidou et son « collaborateur » Pierre Messmer. Pas entre Valéry Giscard d’Estaing et son Premier ministre, Jacques Chirac, chef du parti le plus important de la majorité et rival politique à droite. Ces deux années (1974-1976) préfigurent les confrontations internes à des majorités, que l’on retrouvera entre François Mitterrand et Michel Rocard (1988-1991).

Quant aux cohabitations « classiques » entre adversaires politiques, elles rapatrient pour un temps les pouvoirs exécutifs à Matignon et forment une pause dans l’extension continue du périmètre présidentiel, parfois jusqu’à la caricature si l’on songe à l’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy. Cette hyperprésidentialisation, dans les faits sinon dans les textes, suscite une lassitude et des critiques grandissantes – les deux mandats d’Emmanuel Macron sont là pour en témoigner. 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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