Pensez-vous, comme Pierre Rosanvallon, que nous vivons la crise la plus grave de la Ve République ?

Oui. J’estime que nous ne sommes pas dans une crise politique, mais dans une crise de régime. Dans ses écrits, le philosophe Benjamin Constant note que les systèmes politiques peuvent tenir tant que les idées et les institutions sont « de niveau ». Je pense qu’aujourd’hui, nos institutions ne sont plus en adéquation avec les idées qui traversent la société. Ces institutions reposent sur un principe : le suffrage universel légitime tout. Les électeurs sont donc cantonnés à l’exercice de leur compétence électorale ; ils doivent ensuite laisser les institutions gouverner. C’est ce que l’abbé Sieyès exprimait en 1789 : « Le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »

En quoi ce principe s’oppose-t-il aux attentes des citoyens ?

Un peu partout, en France et ailleurs, on constate qu’ils ne revendiquent plus simplement une compétence électorale, mais également une compétence normative : ils expriment le désir de participer à la fabrication des lois et en revendiquent la capacité. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de lieu institutionnel pour accueillir cette volonté de participation, donc ils occupent des ronds-points, ils manifestent dans la rue. Cela me fait penser à la situation d’avant 1789 quand la bourgeoisie et le tiers état ne disposaient pas d’institutions ; il a fallu la Révolution pour créer l’Assemblée nationale. Quand des idées devenues dominantes ne trouvent pas de débouchés institutionnels, on peut parler de crise démocratique.

« Les citoyens expriment le désir de participer à la fabrication des lois. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de lieu institutionnel pour accueillir cette volonté de participation »

Les opposants à la réforme des retraites avaient-ils tort d’espérer la censure du Conseil constitutionnel ?

Ah non ! Le rôle du Conseil n’était certes pas de se prononcer sur le passage de 62 à 64 ans, mais d’estimer si la manière dont ce passage avait été réalisé était ou non conforme aux règles de la Constitution. Une grande partie de mes collègues considèrent comme moi que la voie parlementaire choisie – l’article 47 plutôt que l’article 34, la restriction du débat parlementaire à la fois dans le temps et dans l’expression des amendements – n’a pas permis à la loi d’être adoptée après un débat « clair et sincère ». On pouvait donc attendre que le Conseil dise qu’en droit, la procédure n’était pas conforme aux règles constitutionnelles. 

Comment comprenez-vous ce refus de la censure ?

En l’espèce, j’hésite : le Conseil a-t-il renoué avec ses origines ou s’inscrit-il dans une forme de continuité ? Quand il a présenté le projet de Constitution devant le Conseil d’État, le 27 août 1958, Michel Debré a déclaré qu’il était « une arme contre le parlementarisme ». Mais en 1971, alors même qu’il était présidé par un gaulliste, Gaston Palewski, et qu’il était composé d’une majorité de personnalités de droite, le Conseil s’est émancipé de cette conception d’origine en s’affirmant compétent pour contrôler le contenu des lois, et il a ainsi annulé la loi portée par le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin qui voulait soumettre la création d’associations à l’autorisation préalable de l’administration. Cette émancipation a duré, qu’on songe à la validation de la loi Veil alors que le président du Conseil en place, Roger Frey, n’était pas réputé pour son féminisme, ou bien à la censure du budget en 1979, pour des raisons de procédure. Quand on fait le bilan, on trouve des décisions qui sont favorables à la protection des libertés et d’autres qui vont dans le sens d’une défense du pouvoir de l’exécutif et de l’État.

Est-ce que le terme de « contre-pouvoir » convient pour parler du Conseil constitutionnel ?

C’est le terme qu’avait utilisé Robert Badinter dans un article paru dans Le Monde. Le Conseil, alors présidé par Badinter, avait censuré une loi sur le droit d’asile, ce qui avait suscité une polémique avec le Premier ministre de l’époque, Édouard Balladur. Mais encore faut-il s’entendre sur ce qu’est un contre-pouvoir ! Chaque institution est le contre-pouvoir d’un autre pouvoir. C’est une notion circulaire qui pose la question de savoir quelle est la légitimité de ces pouvoirs érigés en contre-pouvoirs. Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel est plutôt un contre-pouvoir des pouvoirs du Parlement que de ceux de l’exécutif.

Est-ce que la France se distingue des autres démocraties par des contre-pouvoirs plus faibles ?

Nos contre-pouvoirs sont indéniablement plus faibles que ceux de nos voisins britanniques, allemands, italiens, espagnols ou belges. Montesquieu disait que pour garantir la liberté politique, il fallait qu’il y ait ce qu’il appelait une faculté de statuer et une faculté d’empêcher. Aujourd’hui, la faculté de statuer est entre les mains de l’exécutif et du législatif par le biais de la Constitution et du fait majoritaire. Qui assume alors la faculté d’empêcher ? À l’étranger, elle est exercée par les tribunaux, la presse, des institutions souvent décentralisées. Dans ces pays, il y a des pouvoirs et des contre-pouvoirs qui s’équilibrent. Un exemple récent : pendant le Covid, Macron a réuni un conseil de défense, tandis que Merkel a élaboré avec les présidents des Länder une politique commune sur les masques, sur l’achat de vaccins et sur les confinements.

À quand remonte cette méfiance française à l’égard des contre-pouvoirs ?

À loin ! À Louis XIV, à Napoléon. De Gaulle, Mitterrand… tous les présidents de la Ve ont eu un exercice solitaire du pouvoir, l’exécutif cannibalisant les autres pouvoirs. Finalement, les seuls vrais moments de partage des pouvoirs, on les trouve dans les périodes de cohabitation – trois fois en soixante-cinq ans ! La frustration concernant les contre-pouvoirs n’est pas nouvelle, mais cette demande, qui reste insatisfaite, s’accélère, et sa visibilité grandit.

À quelles conditions, des contre-pouvoirs peuvent-ils être efficients ?

Il faut des mécanismes qui garantissent la faculté d’empêcher – c’est-à-dire qui empêchent non de gouverner, mais qu’on abuse de sa position pour prendre des décisions qui portent atteinte aux libertés. Ces garanties pourraient être le fait de la justice, mais en France, comme le disait l’ancien garde des Sceaux Jean Foyer, la justice est un « pouvoir refusé » ; elle a toujours été considérée comme relevant du pouvoir exécutif. Le Conseil constitutionnel pourrait être ce garant des contre-pouvoirs si son mode de fonctionnement lui permettait de s’émanciper du politique. Je ne dis pas qu’il ne faut pas d’anciens hommes politiques au Conseil constitutionnel, mais sans doute serait-il préférable qu’y siègent quelques juristes. Au-delà, c’est toute une conception du pouvoir qui est en cause. Accepter le jeu des contre-pouvoirs suppose de passer du paradigme de la source à celui de la méthode.

C’est-à-dire ?

Dans le premier cas, j’obéis parce que je crois en la source, j’obéis parce que je crois en Dieu ou j’obéis au peuple parce que le peuple est bon par nature. Mais quand on ne croit plus en Dieu et qu’on doute du peuple, comment fait-on ? Dans la foulée du philosophe allemand Jürgen Habermas, on peut penser que ce n’est pas la source qui importe, mais la manière dont une décision est produite, c’est-à-dire la méthode. Est-ce que la décision a été produite en écoutant les différentes légitimités, après un débat contradictoire et transparent ? C’est ce qui est en jeu dans un équilibre des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Une démocratie repose sur la conflictualité de plusieurs légitimités non pas de substitution, mais complémentaires, et la recherche de compromis entre ces différentes légitimités.

« Une démocratie repose sur la conflictualité de plusieurs légitimités complémentaires et la recherche de compromis entre ces différentes légitimités »

La faiblesse des contre-pouvoirs en France vous paraît-elle irrémédiable ?

Non, les choses progressent, ne serait-ce que par l’expérience pratique. On voit se multiplier partout sur les territoires des conseils de quartier, des conseils citoyens, des collectifs divers et variés. L’aspiration des citoyens à participer à la fabrication des lois est tout à fait palpable.

Comment expliquez-vous qu’Emmanuel Macron reste sourd à cette demande citoyenne ?

J’ai le sentiment que le président a conscience de ces attentes et du problème qu’elles posent. Dans son livre Révolution, dans ses discours, il explique qu’on ne peut plus imposer les choses aux gens, qu’il faut gouverner par en bas. Mais sa pratique ne suit pas. C’est dommage de fâcher à ce point les mots et de tenter d’endormir la société. Par exemple, les conventions de citoyens ont été pilotées par le gouvernement et réunies sur un modèle parlementaire. Je pense que le président dénature la démocratie que j’appelle « continue » et que d’autres nomment « participative » ou « délibérative ». Une collègue sémiologue dit de lui : « C’est un beau parleur, mais il ne tient pas sa parole. »

Pensez-vous que la deuxième demande de référendum d’initiative partagée (RIP), qui sera examinée le 3 mai, ait des chances d’être adoptée ?

Il est difficile de prévoir les décisions du Conseil. Je pensais qu’il censurerait la réforme ! Il me semble toutefois que cette demande de RIP n’a pas beaucoup de chances d’aboutir, et ce pour deux raisons. D’abord, interdire tout report de l’âge légal de départ à la retraite au-delà de 62 ans n’est pas possible, puisque le législateur est libre de changer les lois et ne peut s’autolimiter. Ensuite, la création d’une nouvelle recette fiscale pour financer le régime des retraites contrevient à l’article 11 qui interdit de faire des référendums sur des dispositions fiscales. Je suis étonné que la seconde demande de RIP soit encore plus mal rédigée que la première.

Quelle sortie de crise imaginez-vous ?

Si l’on croyait aux déclarations d’intention d’Emmanuel Macron sur sa volonté de réformer les institutions, on pourrait penser qu’il prendra exemple sur ce qu’avait fait François Mitterrand en 1992 en créant un comité composé de citoyens tirés au sort, d’élus et de juristes, avec comme mission de faire travailler le pays pendant un an ou plus sur la réforme des institutions. Mais je doute fort qu’il prenne ce genre d’initiative. 

 

Propos recueillis par VINCENT MARTIGNY & PATRICE TRAPIER

 

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