Où en étaient les syndicats en France avant la mobilisation contre la réforme des retraites ?

Avec un taux de syndicalisation d’environ 10 %, les syndicats sont depuis les années 1980 à un niveau historiquement bas, même s’ils se renouvellent sans cesse. Cette faiblesse est à mettre en relation avec les profondes divisions du monde syndical au sein duquel se côtoient des entités défendant chacune des intérêts différents. Malgré tout, ce pluralisme syndical a des aspects positifs, il a permis la complémentarité d’actions revendicatives et l’élargissement des négociations sur des sujets auxquels les directions ne s’attendent pas toujours.

Pourquoi cette faiblesse française ?

En France, les organisations ont toujours eu d’importantes réserves par rapport au modèle du syndicalisme de services – au bénéfice des seuls adhérents ou des salariés – qui existe en Belgique et en Suède où ne profitent de certains avantages négociés que les salariés syndiqués. La France est marquée par un syndicalisme de revendication, de contestation, un syndicalisme très institutionnalisé par l’État, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale. C’est l’État qui fixe l’agenda, les thèmes des négociations et la méthode, et qui détermine le pré carré des syndicats avec une extrême précision en contrepartie de moyens et de financements octroyés au niveau interprofessionnel, des branches professionnelles et des entreprises.

Pourtant, depuis quelques années, on pourrait attendre davantage les syndicats dans un rôle d’accompagnement des transformations de l’entreprise et, plus largement, de la société.

Les syndicats ont-ils réussi à marquer des points ces dernières semaines ?

Depuis le début de son premier mandat, Emmanuel Macron considère les syndicats comme une simple vitrine sociale : ils sont utiles au niveau de l’entreprise, au sein d’instances représentatives revisitées et contestées comme le comité social et économique [créé en 2018 par la fusion du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail avec le comité d’entreprise], mais aussi à un exercice de la négociation très encadré et rythmé par les directions d’entreprise et plus largement les organisations patronales. Le dialogue social établi au niveau des branches professionnelles ou interprofessionnelles est beaucoup plus discret, presque invisible aux yeux des citoyens. Nous sommes face à ce que j’appelle un « autoritarisme de méthode », avec l’utilisation par Emmanuel Macron et son gouvernement des mécanismes constitutionnels les moins ouverts au débat et à la démocratie sociale.

Comment les syndicats ont-ils réussi à gagner la bataille de l’opinion ?

Dès l’été dernier, ils avaient décidé d’agir avec détermination en s’unifiant autour d’un seul mot d’ordre : le refus du recul de l’âge de départ à la retraite. Ne laissant apparaître aucune division, même en interne de chaque organisation, ils ont donné l’image de corps intermédiaires puissants et soudés, mais capables de faire des propositions. Face à Emmanuel Macron qui les avait catalogués comme faibles, vieillissants et inutiles, ils ont envoyé un signal fort, notamment en démontrant le caractère rocambolesque d’une concertation limitée sur un sujet qui ne laissait aucune possibilité de s’entendre. En restant calmes et unis, les syndicats ont regagné du terrain face à un président dont l’action ne bénéficiait pas d’une grande adhésion démocratique et qui a fini par passer en force l’ensemble de sa réforme. Et même si la loi a été promulguée, les syndicats sortent de cette crise par le haut : ils peuvent se targuer d’être parvenus à organiser le mouvement dans de bonnes conditions. On le voit dans les sondages : ils ont été constamment soutenus. Et le mouvement n’a, à aucun moment, vraiment fléchi. Il a même connu, le 31 janvier et le 7 mars, les participations les plus importantes de toute l’histoire des mobilisations.

Comment les organisations syndicales peuvent-elles se positionner face à l’État ?

Elles ont montré qu’elles ne souhaitaient plus subir un agenda social et des thématiques imposés d’en haut par le gouvernement mais, au contraire, être force de proposition, notamment sur la question de l’inflation, du pouvoir d’achat, et plus globalement sur la réflexion à mener autour du travail pour permettre aux salariés de vivre mieux. Elles ne veulent plus un État gérant le social, mais un État garant du social. La question est maintenant de savoir comment l’exécutif peut renouer le dialogue avec les syndicats.

Le principal enseignement de cette mobilisation n’est-il pas une union syndicale inédite ?

Oui ! L’intersyndicale a bien fonctionné, malgré des cultures et des objectifs parfois divergents. Les organisations se sont bien entendues, chacune a pris la parole médiatiquement. Ce mouvement d’opposition s’est fait dans le calme, dans le dialogue. Les organisations syndicales auraient pu davantage pousser vers des tensions, des incidents… Elles ont montré leur volonté de ne pas en arriver là. On peut imaginer que la CFDT, majoritaire depuis 2017, a beaucoup pesé sur l’intersyndicale. Les syndicats ont aussi réussi à faire dialoguer les gens entre eux. Dans les manifestations, cela parlait travail, difficultés, retraite, pouvoir d’achat, etc. Et l’on a pu voir la force du syndicalisme de proximité : il n’y avait jamais eu autant de manifestations dans les territoires en dehors de Paris ! L’intersyndicale va donc fonctionner au moins jusqu’au 1er mai, ou au 3 mai, jour où l’on saura si la deuxième demande de référendum d’initiative populaire est recevable. Mais, au lendemain de l’allocution d’Emmanuel Macron, on a déjà pu constater que chacun allait reprendre son chemin propre. La nouvelle dirigeante de la CGT, Sophie Binet, a déclaré ne rien vouloir lâcher, alors que le leader de la CFDT, Laurent Berger, a annoncé se laisser un « délai de décence » et de réflexion avant de choisir ou non de rouvrir la porte à des négociations sur d’autres sujets.

Cela signifie-t-il que l’intersyndicale a vécu ?

Non. Elle pourra se remobiliser sur d’autres sujets comme le pouvoir d’achat ou l’inflation. Ce qui est certain, c’est que ce mouvement a montré des syndicats unis quant à leur volonté de participer concrètement à la démocratie sociale, grâce aux mécanismes prévus dans la Constitution et le Code du travail pour ouvrir les débats. Ce qui peut continuer à souder les syndicats, c’est le désir de ne plus être en arrière-plan.

Peut-on pour autant parler d’un renouveau syndical ?

Je dirais plutôt que cette mobilisation enclenche un mouvement de renouveau, qui plus est dans une année d’élections professionnelles. Les syndicats ont réussi une belle épreuve de force, malgré les dissensions. Chaque syndicat a pu se ressourcer et comptabiliser des milliers de nouveaux adhérents. Et quoi qu’il en soit, le mouvement contre la réforme des retraites a permis qu’un nombre important de salariés se montrent moins attentistes et plus curieux du monde dans lequel ils vivent. 

Quelles pistes peuvent-ils suivre dans l’avenir ?

Je pense que la mobilisation laissera des traces plutôt positives, notamment en entreprise. Les directions vont probablement être plus vigilantes et peut-être donner davantage de place au dialogue. Cela peut servir de leçon à celles qui ne voudront pas « faire comme le gouvernement ». Pourquoi, d’ailleurs, ne pas proposer que les organisations syndicales soient également à l’initiative de projets, plutôt que le seul Medef ? Les entreprises offrent un terrain important pour les conquêtes sociales. Il ne faut pas oublier qu’avant la loi sur des congés payés de 1936, il y a d’abord eu un mouvement qui a vu des entreprises octroyer à leur niveau des jours de congé à leurs salariés. La situation actuelle est propice à un vrai partage autour des mutations en cours et de thèmes comme la crise climatique ou l’emploi des seniors. Ces discussions ont déjà eu lieu dans des grands groupes. Les entreprises du public comme celles du privé sont des moteurs de l’énergie de la démocratie sociale, elles peuvent aller plus vite que l’État.

C’est une opportunité pour les syndicaux de travailler sur le renouveau d’un syndicalisme de services et de proximité

Il me semblerait opportun de profiter de ce rebond syndical pour formuler des propositions pour un dialogue social qui prendraient en compte les spécificités françaises de la culture de l’affrontement, tout en refondant plus globalement une démocratie sociale au sein de laquelle les partenaires sociaux participent davantage aux décisions. Avec un souci de valorisation du compromis, de la formation des acteurs, de la reconsidération des mandats des représentants du personnel et de la prise en compte de la diversité des formes de représentation dans l’entreprise.

L’autre piste à explorer pour les organisations syndicales, c’est le sujet des indépendants, des autoentrepreneurs, etc. Ces personnes souhaitent être défendues, et les syndicats doivent se saisir de ces questions. Pour le moment, ils ne savent pas vraiment dans quelles structures les intégrer ! Rien qu’à la CGT, sur les 530 000 adhérents, 100 000 sont isolés, donc rattachés à aucun syndicat. Un vrai travail de structuration et d’élargissement du syndicalisme est nécessaire. Enfin, sur les thématiques sociales et sociétales, il y a également des passerelles à créer avec les associations et les organisations non gouvernementales (ONG). La semaine dernière, un accord national interprofessionnel sur la transition climatique et le dialogue social a été signé. Un accord habile, pédagogique, qui favorise des partenariats transverses sur toutes ces questions. C’est une opportunité pour les syndicaux de travailler sur le renouveau d’un syndicalisme de services et de proximité. On peut noter que les deux principales centrales syndicales vont être dirigées par deux femmes – Sophie Binet pour la CGT et bientôt Marylise Léon pour la CFDT – qui ont réfléchi à la question d’un syndicalisme ouvert sur les problématiques sociétales. 

 

Propos recueillis par ORIANE RAFFIN

 

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