Contrairement aux commentaires assenés jour et nuit, les événements qui ont secoué et continuent à secouer le pays depuis l’élection présidentielle du printemps 2022 sont moins en rupture qu’en continuité avec les temps présidentiels qui ont précédé, le deuxième tour des élections législatives de juin 2022 l’a amplement montré. Alors qu’Emmanuel Macron avait intitulé son livre de campagne Révolution, son élection inattendue, furtive, météorique, s’inscrivait dans le cours d’une histoire à répétition, dans un univers politique où il fallait surtout ne rien faire bouger. C’est ce que François Hollande avait laissé croire en 2017 en redevenant un « président normal » après les incartades et les anormalités de Nicolas Sarkozy.

Ne parlons pas des élites en tous genres – et pas uniquement celles qui occupent les places les plus élevées dans la haute fonction publique –, qui en appellent à hue et à dia à un de Gaulle pourtant plus préoccupé de surcharger la fonction présidentielle que de valoriser l’État de droit et les droits de l’homme. […]

L’idée de révolution fait perdre la mémoire à la République

Bref, l’idée de révolution fait perdre la mémoire à la République, sauf que la question se pose : quel intérêt à se targuer une fois de plus de l’idée mythique de « révolution », qui peut aller dans le sens du progressisme (la révolution économique et technique et la résurgence de la révolution politique) comme du conservatisme (la révolution nationale), en faisant croire qu’on peut se couper du passé et créer un avenir en rupture avec le présent ? Agissant sur un mode très générationnel, Emmanuel Macron a suivi spontanément les deux révolutions en cours, celle de la mondialisation économique et celle de la révolution numérique, avant de découvrir avec retard la transition écologique. […]

S’il devait y avoir une révolution dans l’Hexagone, celle-ci aurait dû se manifester sur le plan politique. Cela n’a pas été le cas : la crise des partis politiques allant de pair avec la montée en puissance des populismes a mis en lumière le malaise de la « représentation politique ». Là encore, ce n’était pas très nouveau : le terme de « gouvernance », sacralisé et en pilotage automatique, s’est substitué depuis plusieurs décennies, à Sciences Po et dans les écoles de commerce, à celui de « gouvernement », comme s’il n’y avait plus rien à « gouverner » d’en Haut et que les emballements de la monarchie républicaine pouvaient se passer de lire Hobbes, Rousseau et Machiavel, comme si la fragilité des sociétés n’était plus à penser, comme si le Bas n’était qu’un archaïsme.

La pensée politique, en tout cas celle qui est issue de la critique du totalitarisme, nous avait pourtant convaincus dans les années 1980 de la permanence du politique et du danger d’avoir le nez dans le guidon des seules infrastructures économiques. Des publications, toujours pertinentes, ont décrit parallèlement les métamorphoses de la représentation politique, le glissement historique de la représentation parlementaire vers la démocratie de parti puis vers la démocratie du public. Les mêmes ont insisté sur l’inéluctable montée en puissance de la démocratie d’opinion après le tournant historique de 1983 initié en France par la gauche mitterrandienne.

Dans ces conditions, fallait-il croire en 2017 à un renouveau des partis politiques, voire de partis/mouvements […] ? Et fallait-il imaginer que La République en marche (LREM), le parti/mouvement présidentiel, allait se transformer miraculeusement en un parti politique à l’ancienne, en machine idéologique munie d’une vision historique, dans un pays vivant désormais au rythme des réseaux sociaux et des séductions contraignantes de la connectivité ? […]

Ces malentendus autour de la représentation politique ont contribué à valoriser la démocratie directe

La France restant la France, un pays avide de politique et construit depuis le Haut par l’État, on a voulu tout d’abord croire que la représentation politique allait se reconstituer, que le mouvement En Marche pouvait devenir un parti en bonne et due forme et que les autres partis allaient reprendre du poil de la bête. On a salué dans un deuxième temps, au moment du Grand Débat, l’invention de formes de délibération démocratique destinées pour certains à élargir et pour d’autres à remplacer une représentation politique en déshérence. Ces malentendus autour de la représentation politique ont contribué à valoriser la démocratie directe, dont les idéologues, à droite comme à gauche, laissent croire que les hiérarchies et les autorités n’ont plus aucun sens, qu’on peut se passer de la relation entre gouvernants et gouvernés, que la force est en voie de disparition dès lors que l’État en reste le seul détenteur légitime. C’était ne pas voir la radicalisation des débats, le glissement de l’information générale vers une opinion individualisée et des expressions de violence inhabituelles se réclamant du devoir de désobéissance.

Que cela donne lieu ou non aux qualificatifs de « populisme » ou d’« antisystème » est une autre affaire ! En tout cas, le tsunami de 2017 a permis au président élu de se présenter une deuxième fois en 2022 et de l’emporter face à la vague montante de l’extrême droite et de l’opposition à la Mélenchon, alors qu’une guerre avait désormais lieu dans l’autre Europe et qu’il avait manifesté un intérêt tardif pour la cause écologique. Comme si le conflit entre mondialisés et souverainistes obtus était un clivage faisant office de destin : on ne pourrait être qu’ouvert ou fermé, dans le dépli permanent ou le repli. Comme si le progressisme, tiré qu’il est par l’économie et la technique, favorisait une volonté historique commune ! Le taux croissant de l’abstention et la déroute aux législatives qui ont installé ensuite le Rassemblement national à l’Assemblée témoignant que le tsunami de 2017 s’est retourné irrésistiblement et impitoyablement contre celui qui l’a provoqué… 

Démocraties d’en haut, démocraties d’en bas : dans le labyrinthe du politique © Éditions du Seuil, 2023

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