« Paradoxalement, les hikikomori incarnent une solitude impossible »
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Qui sont les hikikomori, ces jeunes qui se retirent de la société pour vivre seuls dans leur chambre ?
Hikikomori est un mot japonais à la racine double : komoru, « faire retraite », et hiki « être enfermé », avec la dynamique d’être repoussé par l’extérieur vers l’intérieur.
Il apparaît à la fin des années 1990 pour désigner ces adolescents et jeunes adultes qui ne quittent plus leur domicile, voire leur chambre, et se retirent complètement de la société – un phénomène alors grandissant qui inquiète le gouvernement nippon, soucieux de son impact sur l’économie.
« Si le Japon est toujours en tête, le phénomène touche le monde entier »
Mais en réalité, les cas de claustration à domicile sont bien plus anciens que cela. En France, dès 1953, un article scientifique parle du retrait social des jeunes comme d’un cas de « conflit original entre le malade et le monde ». Puis, en 1985, un autre met en garde contre l’augmentation des conduites dites de retrait chez les adolescents. Aujourd’hui, on utilise le terme hikikomori pour désigner les jeunes qui ne sortent pas de chez eux, ne travaillent pas et n’entretiennent aucune relation sociale. Si le Japon est toujours en tête – le gouvernement recensait récemment près de 1 million d’hikikomori –, le phénomène touche désormais le monde entier. Il n’y a pas de statistiques précises en France, mais, au vu des demandes de consultation que nous recevons, il est tout sauf marginal.
Qui est concerné ?
Neuf hikikomori sur dix sont des hommes, et la plupart ont entre 20 et 30 ans. Ceux-ci vivent chez leurs parents, sortent rarement de leur chambre, pas même pour une visite médicale – dans certains cas, ils ne le font curieusement que pour une tâche très précise. Aujourd’hui, on définit comme hikikomori celui qui n’est pas sorti de sa chambre depuis plus de six mois, avec une détérioration significative du fonctionnement social, ou un sentiment de malaise dû à l’isolement. Mais l’on se rend bien compte qu’au bout de trois mois, le processus est déjà engagé, et la probabilité de sortir quasi nulle : à partir de cette durée-là, ils peuvent rester reclus un an, deux ans, dix ans si rien n’est mis en place.
Cette solitude extrême est-elle un choix ou relève-t-elle d’une pathologie ?
C’est compliqué. Ce n’est pas un choix, mais plutôt une réponse passive à l’environnement sociétal ou relationnel. Ce qui frappe justement chez une grande part des jeunes que nous recevons en consultation, c’est qu’ils n’ont aucun trouble psychiatrique. L’hikikomori n’est pas une pathologie psychiatrique en soi, comme le serait la bipolarité ou la schizophrénie, avec une définition et un protocole. Cela ne relève pas non plus de la phobie, comme l’agoraphobie, car ce n’est pas tant l’espace extérieur qui est anxiogène que son implication relationnelle. L’hikikomori est plutôt une mosaïque d’états, un processus de retrait du monde qui se développe sur le temps long. On ne le devient pas du jour au lendemain, contrairement au personnage de Kafka transformé en insecte dans La Métamorphose. Au contraire, c’est un retrait progressif du monde : d’abord on se coupe des liens sociaux, puis l’on se retire dans sa chambre, on ne participe plus aux repas de famille, puis l’on s’évade dans la vie numérique, pour parfois finir par ne plus rien faire du tout. C’est un processus pernicieux, lent, qui échappe souvent à la famille et à l’entourage, jusqu’à ce qu’il soit vraiment très prononcé.
Comment ce phénomène s’explique-t-il ?
Les facteurs sont multiples, à la fois sociétaux et personnels. On constate par exemple souvent un traumatisme dans la jeunesse, des cas de harcèlement, un décrochage scolaire… Mais aussi parfois une peur de la famille qui entretient inconsciemment cet état en surprotégeant les enfants face à une société jugée violente.
« Un processus pernicieux qui échappe souvent à la famille et à l’entourage »
À plus grande échelle, citons l’angoisse de la performance, de l’injonction à réussir en toute circonstance mise en avant dans nos sociétés libérales, qui provoque une anticipation de l’échec avant même d’y être confronté. Ce n’est pas seulement dans la société japonaise que les jeunes sont soumis à une intense pression sociale, tant à l’université qu’au travail, ce qui engendre une angoisse et un fort sentiment d’inaptitude. Beaucoup d’hikikomori témoignent d’une sensation de voir le monde défiler sous leurs yeux et d’avoir loupé le train, d’avoir honte d’eux et de leur retard face à des amis qui sont perçus comme ayant réussi. Pour échapper à ce sentiment de honte et de dégoût de soi, il semble plus facile de se retirer.
À cela s’ajoutent des angoisses plus générales, comme celle de la guerre ou de la catastrophe écologique, qui offrent une justification toute trouvée à ce retrait du monde. À quoi bon faire l’effort de s’insérer dans une société si dysfonctionnelle, vouée à l’effondrement ? Au bout de quelques années de cette vie solitaire, le mode de vie hikikomori peut même devenir une revendication, une forme de rébellion face à un certain ordre du monde. Mais pour la majorité, cela demeure une souffrance.
La crise sanitaire a-t-elle intensifié ce phénomène ?
Elle a bien sûr exacerbé ces tendances, chez les garçons du moins – les filles ont plutôt souffert de troubles de l’alimentation ou de pensées suicidaires. Pendant toute cette période de suspens de la vie sociale, des hikikomori en voie d’amélioration ont rechuté, d’autres se sont enfoncés plus profondément dans leur retrait, bon nombre sont sortis pour protéger leurs parents et se sont ensuite reconfinés. Certains se sont d’ailleurs saisis de la situation sanitaire pour se justifier : le monde entier est désormais hikikomori, pourquoi devrais-je changer ?
Quel rôle jouent les écrans dans la vie des hikikomori ?
Ils sont bien sûr omniprésents. Pour beaucoup d’entre eux, ils sont même leur activité principale, voire unique, qu’il s’agisse de surfer sur Internet pour se documenter sur des sujets bien particuliers, de regarder des films et des séries, ou encore de jouer à des jeux vidéo. Quant à savoir si une « addiction » aux écrans peut mener au retrait social, c’est un peu l’œuf ou la poule. Ce qui ressort en tout cas du témoignage de mes patients, c’est que les écrans sont avant tout un remède à l’ennui. Ils racontent la souffrance de commencer une journée lorsqu’on n’a absolument rien à faire, personne à voir. Les écrans, notamment les jeux vidéo, sont ce qui remplit le temps le plus facilement. Au bout d’un moment, ils disent souffrir de cette dépendance.
Quels sont les risques de la vie d’hikikomori ?
Ils sont multiples : risque pour la santé, bien évidemment, à cause d’une mauvaise hygiène de vie et du refus de consulter des médecins, et risque pour les facultés mentales, car un isolement prolongé provoque le plus souvent un déclin des capacités cognitives et émotionnelles et aggrave la détérioration de l’estime de soi. Souvent, les hikikomori, dont le seul système de référence est Internet, deviennent particulièrement sensibles aux théories complotistes. Dans certains cas, très rares, observés au Japon, de jeunes hommes sont même devenus violents et ont attaqué des membres de leur famille ou des inconnus dans la rue.
« Ils se retirent, non pas en leur for intérieur, mais dans un monde virtuel où ils peuvent complètement s’oublier »
Ces situations apparemment dramatiques ne sont toutefois pas sans remède. Elles nécessitent de prendre le temps, de ne pas aggraver la pression, de se remettre à parler avec ces jeunes, de soigner un trouble associé s’il y en a et de soulager le fardeau ressenti par l’entourage.
Que dit de notre société le développement des hikikomori ?
Beaucoup de choses. Déjà, il dit la frustration d’une partie de la société, et son inadaptation à ses injonctions. Ensuite, très paradoxalement, il dit quelque chose de notre incapacité à être seul. Un moment important de la maturité, chez un adolescent, c’est l’apprentissage de la solitude et de l’intimité, c’est-à-dire la capacité à se retrouver seul face à soi-même pendant quelque temps, la capacité à attendre sans rien faire, à patienter sans avoir à meubler par des stimulations extérieures. C’est quelque chose qui nous concerne tous : nous avons de plus en plus de mal à rester seuls, désœuvrés, sans immédiatement consulter notre smartphone. Les hikikomori représentent une forme extrême de ce phénomène. Ils se détestent tellement qu’ils ne peuvent se confronter ni au monde extérieur ni à eux-mêmes, c’est pourquoi ils se retirent, non pas en leur for intérieur, mais dans un monde virtuel où ils peuvent complètement s’oublier. Paradoxalement, les hikikomori incarnent une solitude impossible.
Propos recueillis par L.H.
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