Comment définissez-vous la solitude d’un point de vue scientifique ?

Mon équipe et moi-même nous réfléchissons à la solitude de manière neutre, en tant qu’état de non-interaction dans lequel se trouve un individu à un moment donné. Ainsi, nous nous intéressons surtout à l’expérience de la solitude physique, mais aussi au fait de se retrouver dans un environnement peuplé tout en étant coupé de toute interaction sociale, comme être seul dans un café. Nous considérons, par exemple, que l’individu fait l’expérience de la solitude s’il lit le journal sur son téléphone, mais pas s’il interagit avec des gens par messagerie.

Certaines études mettent en avant l’impact positif sur la santé mentale de passer du temps seul. Comment l’expliquer ?

À mon sens, il n’existe pour l’heure pas suffisamment de preuves qui permettent d’affirmer catégoriquement que passer des moments seul est bon pour la santé. Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est que les moments de solitude, notamment dans le contexte d’une longue journée, peuvent contribuer à améliorer notre humeur. Il est démontré que passer du temps seul permet de réguler à la baisse nos émotions fortes, comme l’anxiété et la colère. Mais les conditions dans lesquelles surgissent ces moments de solitude sont importantes et peuvent changer fondamentalement l’expérience que l’on en fait.

Quelles sont les conditions d’une expérience positive de la solitude ?

Pour être bénéfique, l’expérience de la solitude doit avant tout être choisie. Si quelqu’un se retrouve à passer du temps seul parce qu’on lui a posé un lapin, ou que personne n’était disponible pour sortir quand il en avait envie, l’expérience sera vécue tout à fait différemment que si la personne a choisi délibérément de s’accorder du temps pour soi plutôt qu’à deux ou en société. Il est crucial de s’approprier l’expérience pleinement, de se sentir autonome, de ne pas avoir la sensation de la subir. La notion de choix est importante aussi pour ce qui est de l’activité pratiquée de manière solitaire. Cette activité, l’avons-nous choisie ? Quelle est sa nature ? Bien que le sport soit une activité reconnue pour améliorer l’humeur, le fait qu’il soit plus bénéfique de le pratiquer seul plutôt qu’à plusieurs n’est pour l’heure pas une évidence. À l’inverse, le jardinage ou la marche en solo auront des effets particulièrement positifs.

Pourquoi la perspective de passer du temps seul peut-elle être effrayante pour certains ?

La solitude est associée depuis toujours à une expérience plutôt négative, particulièrement en Occident. Historiquement, la solitude fait référence à l’expérience religieuse de la retraite hors du monde, loin de la civilisation, avec un but précis : se connecter à une puissance supérieure. Elle est aussi associée à la notion de punition, du fait de nos systèmes carcéraux. Parce que l’on pensait qu’en étant confrontés à la solitude, les prisonniers pourraient réfléchir à leurs comportements passés et se repentir, on les a mis à l’isolement. Or on sait maintenant que les conséquences de l’enfermement carcéral sont loin d’être positives. Notre imaginaire autour de la solitude s’est donc construit sur ces deux références extrêmes et aujourd’hui, nous peinons encore à envisager que la solitude puisse être une expérience positive. Les données issues de nos études ont permis de révéler un point intéressant : les individus associent la solitude à la négativité en amont, mais rarement pendant l’expérience elle-même. Autrement dit, c’est l’idée qu’ils s’en font qui est négative, pas le fait même de vivre un moment à soi. Un peu comme l’exercice physique, finalement : nombreux sont ceux qui affirment que courir dix kilomètres n’est pas pour eux, mais rares sont ceux qui le vivent négativement lorsqu’ils s’y mettent vraiment.

Comment étudiez-vous la solitude, concrètement ?

Au laboratoire, nous invitons les participants à passer 15 ou 30 minutes seuls, un temps relativement bref, puis nous leur posons un certain nombre de questions afin d’analyser leur expérience émotionnelle. Ce qui en ressort est qu’en faisant l’expérience de la solitude, l’on est plus susceptible de réguler ses émotions que de se sentir seul, au sens d’isolé. Ces résultats nous permettent de penser que la solitude a un rôle important à jouer dans la capacité à se reposer, à se régénérer.

Certaines études indiquent pourtant que des activités aussi solitaires que la méditation peuvent avoir des conséquences néfastes sur la santé mentale de certains individus, notamment ceux qui sont dépressifs…

J’interprète ces résultats différemment. Est-ce l’expérience de la solitude qui provoque ce mal-être, ou est-ce une condition préexistante qui profite d’une expérience particulière pour s’y immiscer ? D’autres études montrent que, chez ce genre de profils, les moments d’interaction sociale peuvent tout autant amplifier la sensation de mal-être, la condition préexistante les incitant par exemple à surinterpréter les propos d’autrui et à les identifier à tort comme des menaces. Lors de nos observations, nous faisons donc toujours en sorte de déterminer si le participant montre des prédispositions qui pourraient influencer son expérience d’un moment à soi.

« Si l’on a tendance à être négatif, l’expérience de la solitude va se transformer en rumination »

Certains profils de personnes sont-ils plus doués pour la solitude que d’autres ?

Assez logiquement, les personnes qui ont une personnalité optimiste sont plus disposées à profiter des bénéfices de la solitude. L’imaginaire que nous avons construit autour de ce concept dépend, comme nous l’avons vu, d’un contexte historique mais aussi de l’éducation, de la manière dont la solitude nous a été présentée quand nous étions enfants. Le regard que nous posons sur la solitude va influencer nécessairement la manière dont nous allons occuper notre temps en solitaire. Quand nous sommes seuls, notre esprit enclenche naturellement un mode dans lequel les pensées s’enchaînent. C’est ainsi pour tout le monde. Or, si l’on a tendance à être négatif, à s’inquiéter de manière générale, le mode automatique va s’enclencher sur cette note et transformer l’expérience de la solitude en rumination. On n’en tirera alors aucun intérêt, au contraire.

« Nos aînés ont tendance à mieux vivre l’expérience de la solitude que les plus jeunes » 

L’âge influence-t-il notre rapport à la solitude ?

La littérature scientifique montre que nos aînés ont tendance à mieux vivre l’expérience de la solitude que les plus jeunes. Je crois que cela tient en partie au regard que la société porte sur les différentes générations. On s’attend à ce que les personnes âgées, retraitées de surcroît, passent plus de temps seules que les plus jeunes, censées baigner dans une vie sociale plus intense que jamais. Ce regard influence la façon dont ces différents groupes d’âge vivent leur solitude. La peur d’être jugé prive d’un réel choix, d’une réelle autonomie. Les médias eux-mêmes véhiculent souvent l’idée que les jeunes sortent moins, vivent davantage reclus, et que cela constitue nécessairement un problème. En réalité, les données scientifiques manquent encore pour affirmer cela de manière aussi nette. Comme nous l’avons vu, tout dépend des conditions. Cela étant, les choses sont en train de changer. La jeune génération envisage la solitude comme une expérience plus positive que ses aînés, probablement parce que les tabous autour de la santé mentale commencent à se lever. On parle davantage de ces sujets, surtout depuis la pandémie de Covid-19.

Existe-t-il une manière d’apprendre à apprécier la solitude et d’en tirer un bénéfice pour notre santé ?

Je crois que nous devons avant tout prendre réellement conscience de la peur que nous éprouvons face à la solitude. Ainsi, nous ferons place à l’idée que celle-ci peut nous être très utile, notamment dans une société comme la nôtre, et nous aurons la possibilité de faire le choix de la solitude, par moments. On sait à présent que c’est un facteur indispensable pour vivre une expérience positive. Mis à part cela, je ne crois pas qu’il existe de recettes particulières pour apprécier la solitude et en faire un atout pour sa vie. Je ne peux que vous suggérer d’être curieux et d’explorer les émotions qui vous traversent lors d’un moment de solitude choisie. Si lors de cette expérience, des émotions négatives surgissent, il existe toute une littérature sur la manière dont il est possible de les déjouer, mais cela sort de mon champ d’expertise. L’important est de vous donner cette chance. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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