La solitude revêt-elle dès l’origine une connotation négative ?

On lit déjà dans la Bible : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Je lui ferai une aide semblable à lui. » De fait, il n’était guère facile de se débrouiller seul autrefois. Cataclysmes, fléaux, guerres, approvisionnements insuffisants… On n’a pas d’autre choix que de s’entraider – ou de se battre ! Les sociétés médiévales sont construites ainsi, dans un rapport hiérarchique de solidarité, ou plutôt de dépendance. Chacun est sous la protection d’un autre, et chacun dépend de chacun pour survivre : il faut former une communauté – que ce soit celle de la famille, de la terre, du village, de la profession… On habite ensemble, dans la promiscuité, on partage la salle commune, jusqu’au lit. La solitude, c’est alors le lot de ceux qui sont hors de la communauté : les fous, les lépreux, les prisonniers, éventuellement les malheureux et malheureuses qui n’ont pas pu se marier… Leur condition de solitaire est pleine d’embûches.

À quel moment la solitude prend-elle une coloration plus positive ?

Dès l’Antiquité, diverses écoles philosophiques et, plus particulièrement, la vie religieuse pensent la solitude comme un travail sur soi, un retrait intérieur, une manière de mieux se connaître et de se contrôler, bref d’accéder à un idéal de sagesse soutenu par la méditation. C’est le « connais-toi toi-même » de Socrate et des platoniciens, les traités des stoïciens et des épicuriens qui développent un idéal d’autarcie – c’est-à-dire l’idée que l’on peut vivre seul d’une manière très féconde sans pour autant être dans le monde – ou la prière des chrétiens. Une vision que mettent en pratique les ermites en adoptant un mode de vie radicalement solitaire dans le désert. Dans son livre Exercices spirituels et philosophie antique (2002), Pierre Hadot, professeur au Collège de France, a décrit les fondements de ces exercices d’intériorisation : l’attention à soi, la méditation, l’examen de conscience et la tranquillité de l’âme. Ces exercices ont pour objectif d’ouvrir sur une vision universelle de l’homme. Loin d’être un isolement, c’est une ouverture. Comme le dit si bien saint Augustin : « Ne t’égare pas dehors, rentre en toi-même, c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité. »

La solitude positive reste-t-elle longtemps l’apanage des moines et de certains philosophes ?

C’est au xive siècle, au moment de la Renaissance italienne, que les choses vont changer. Les poètes – par exemple Pétrarque, puis, en France, François Villon – commencent à dire « je » sous une forme lyrique, pour raconter les douleurs de l’amoureux, mais aussi la solitude de l’artiste. Un nouvel usage qui traduit le besoin d’écrire sur soi : c’est le début des Mémoires et, plus tard, du journal intime. L’intériorité se révèle créatrice. La solitude permet l’accès en profondeur à une vie intérieure. Le poète Charles d’Orléans, qui vit à l’écart de la société après avoir été prisonnier en Angleterre, aura cette belle expression à propos de son vagabondage intérieur : « Je me cloîtrerai dans mes pensées. »

À la Renaissance, la ville commence à prendre son essor. Comment la solitude se vit-elle en milieu urbain ?

Pour une grande partie de la population, elle reste globalement dangereuse, notamment dans l’espace public. Les conditions de vie sont difficiles, on n’est pas à l’abri de se voir détroussé par des brigands aux coins des rues et les voleurs se déplacent souvent en bande. La solitude choisie n’est d’abord réservée qu’aux milieux aisés. L’espace privé gagne du terrain, les maisons ont des volets, on se recentre sur la famille proche. On voit ainsi apparaître les studiolo, les petits cabinets, des endroits solitaires où l’on se retire pour travailler, lire, écrire. Car la Renaissance est aussi le moment du développement de la lecture, une autre manière d’embrasser la solitude, pour nourrir son imaginaire. La capacité à être seul devient une véritable valeur pour toute une classe sociale.

Une classe sociale qui, au xviie siècle, se mettra à rêver d’exil à la campagne…

Oui, bien que la noblesse recherche de plus en plus le confort de la ville, là où tout se passe ; les rêveries bucoliques commencent à poindre au cœur de la vie mondaine. La solitude champêtre devient l’un des thèmes favoris des auteurs d’élégies et de sonnets. Les poètes mettent à l’honneur le murmure des ruisseaux, le vent, la douce nuit consolatrice. Le poète Vauquelin de La Fresnaye (1536-1607) vante le plaisir de celui qui « seulet va de campagne en campagne / Ores de bois en bois, de vallon en montagne » et « jamais ne s’ennuie ».

« La solitude de l’homme moderne engendre un nouveau malaise existentiel, une crise d’identité où l’ennemi se trouve à l’intérieur »

Là encore, cela concerne une minorité. Le xviie siècle reste une époque où la sociabilité s’affirme comme une valeur. Les lieux de rencontre se développent, comme les cafés ou les salons. Il est important de maintenir son statut d’honnête homme, et de tenir son rôle à la cour et dans la bonne société. Être seul n’a toujours rien de naturel. « J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », écrit Pascal dans ses Pensées et, rappelle-t-il pourtant, nous mourons seul.

La nature restera par la suite le lieu privilégié de la quête de solitude…

Montaigne déjà parlait de « sa tour » comme d’un refuge où « être à soi ». Rousseau, plus tard, avec ses Rêveries d’un promeneur solitaire, fait de la nature le lieu d’une méditation solitaire et de l’accès au bonheur et à la liberté. Mais c’est sans doute à partir du romantisme que la nature devient réellement le lieu privilégié de la solitude. Elle se fait le reflet de l’âme. On exalte les bienfaits des voyages et de la marche en solitaire pour nourrir sa pensée et ouvrir un autre rapport au monde. Les poètes philosophes Emerson et Thoreau prônent même une vie dans la nature. Tourner le dos à la civilisation, s’égarer dans une nature sauvage, refuser les progrès de la technique, « extraire le miel de la fleur du monde » : c’est en vivant seul au milieu des bois que Thoreau cherche à jouir sans entrave de la conscience d’exister.

Le xixe siècle est aussi celui de l’individualisme. Comment ce concept s’articule-t-il avec la solitude ?

Le terme s’emploie, semble-t-il à partir de 1825, pour désigner, selon la définition de l’époque, « la prééminence de l’individu sur la société » et « un système d’isolement dans les travaux, dans les études et dans l’existence ». Dans le monde moderne, marqué par l’essor de la démocratie et de l’industrialisation, les liens traditionnels de solidarité sont distendus : la famille perd son rôle éducateur, les mobilités augmentent, les institutions collectives ne jouent plus leur rôle de repères. Avec l’avènement des grandes villes, des metropolis, on découvre une nouvelle forme de solitude, porteuse de souffrance : celle de l’homme perdu dans la foule.

Le numérique donne surtout naissance à une « solitude interactive »

Les crises économiques et les bouleversements sociaux poussent alors l’individu à développer une « détermination intérieure » pour s’adapter et survivre, seul. Ainsi, l’individualisme entraîne toujours plus d’isolement : soit parce qu’il amène l’individu à se replier sur lui-même, soit, comme le dit Rousseau, parce que l’individu cherche à se distinguer par rapport à « ce troupeau qu’on appelle société ». La solitude de l’homme moderne, capturée plus tard par Kafka ou Camus, engendre un nouveau malaise existentiel, une crise d’identité où l’ennemi se trouve à l’intérieur, et où la solitude est un gouffre sans fin.

Et aujourd’hui ? Comment caractériser notre solitude ?

Dans la continuité du mouvement amorcé au xixe siècle, nous avons évolué vers toujours plus de « chacun pour soi ». Cela s’intensifie après Mai 68 et dans les années 1980, où l’injonction à « être soi » prend le pas sur les autres valeurs. Dans une société où triomphent les exigences personnelles et où les particularismes se multiplient, le cloisonnement et la solitude subie se renforcent, et peuvent engendrer de réelles souffrances. La solitude retrouve son aspect effrayant, inquiétant. Subie, elle est associée à la vieillesse, à la maladie et à la pauvreté. Le développement des réseaux sociaux, par ailleurs, nous fait croire que nous pouvons éviter de nous confronter à la peur que nous inspire la solitude, en donnant l’illusion d’un champ inépuisable de nouvelles sociabilités. Or, comme l’expliquent nombre de sociologues, le numérique donne surtout naissance à une « solitude interactive ». Les psychologues le confirment : l’usage excessif du numérique augmenterait chez les jeunes le sentiment de solitude et accentuerait la nécessité de la représentation. D’où, certainement, le besoin que l’on sent chez une minorité privilégiée de faire l’expérience d’une solitude plus positive, de qualité.

La solitude s’écrit-elle de manière différente au féminin ?

Historiquement, la solitude féminine était impensable. Jusqu’à récemment, une femme ne pouvait vivre en dehors d’un cadre familial. Selon les termes du moraliste Pierre Nicole, au xviie siècle, les femmes sont pareilles à des vignes fragiles qui ont besoin d’un appui car « elles ne sauraient se tenir debout ni subsister par elles-mêmes ». Et celles qui restaient seules étaient considérées comme une anomalie, une tare : on se méfie des « bas-bleus », celles qui cherchent à s’émanciper par le travail, on a pitié des veuves, et l’on se moque des « vieilles filles ». D’ailleurs, ces femmes qui restaient seules ne bénéficiaient pas pour autant du côté positif de la solitude : bien souvent, elles devaient s’occuper des anciens, rendre des comptes aux hommes de la famille… À l’exception de quelques femmes artistes, elles ne disposaient que rarement d’un espace pour se retirer, d’une « chambre à soi ».

Aujourd’hui, on voit nombre de femmes revendiquer le fait de vouloir vivre seules. Cette nouvelle figure de la « célibattante » est tout à fait inédite d’un point de vue historique. Notons toutefois que le coût de la vie seule demeure plus élevé pour une femme que pour un homme.

Peut-on encore être seul aujourd’hui ?

Nous avons indéniablement besoin des autres. Toutefois, nous entretenons toujours une fascination pour la solitude choisie. Nous admirons par exemple les exploits des sportifs en solitaire ! Comme s’il y avait une fierté à dépasser ses limites, à ne compter sur personne d’autre que soi. Je crois que pour la plupart d’entre nous, la solitude idéale reste encore celle qui prend la forme d’un répit, d’un moment de transition. La formule de Vauvenargues dans Réflexions et maximes, quand il écrivait que « la solitude est à l’esprit ce que la diète est au corps, mortelle lorsqu’elle est trop longue, quoique nécessaire », est en ce sens toujours d’actualité. 

 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT & MANON PAULIC

 

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