Laissez tomber le Tabasco ! Votre Bloody Mary n’en a plus besoin depuis qu’au Brésil le chercheur Agustin Zsögön a trouvé le moyen de créer une tomate épicée comme un piment. Ce biologiste, spécialiste des plantes, a utilisé la technologie CRISPR – celle-là même qui vient d’être distinguée par le prix Nobel – pour activer dans ce légume-fruit certains gènes producteurs de capsaïcine, le composé chimique qui donne le piquant. Et voilà un Bloody Mary génétiquement modifié ! Si vous n’avez jamais entendu parler de CRISPR, cet outil d’édition des génomes au nom imprononçable, c’est le moment de découvrir son incroyable histoire. Le terme « révolutionnaire » n’est pour une fois pas galvaudé : capable de créer des tomates pimentées comme des humains génétiquement modifiés, CRISPR va changer l’humanité.

Souvent, les grandes découvertes relèvent du hasard. Après quoi, il faut de la curiosité et de la pugnacité. Nous sommes en 2003. L’intérêt de la chercheuse française Christine Pourcel s’éveille lorsque, sous la lentille de son microscope, elle discerne une séquence d’ADN très particulière dans la souche bactérienne qu’elle est en train d’étudier. Dans son laboratoire de la faculté Paris-Sud, sur le plateau d’Orsay, la microbiologiste travaille sur un contrat pas banal : réaliser l’analyse de l’ADN de Yersinia pestis – l’agent de la peste – pour le compte de l’armée française, qui veut en savoir plus sur ces bactéries hautement pathogènes susceptibles d’être utilisées comme arme de guerre.

Le chromosome bactérien qu’elle examine est inhabituel : la suite des lettres de l’ADN (les quatre bases A, T, G et C) qui le compose est agencée en courtes séquences qui se répètent tout au long du bâtonnet, séparées par des espaces eux aussi constitués de lettres. Ce qui est fort curieux, c’est que ces séquences se lisent dans les deux sens (par exemple GTATG) : ce sont donc des palindromes. Mais à quoi riment-ils ? Et à quoi correspondent les espacements ? Il va falloir déchiffrer ce rébus génétique.

Pendant que Christine Pourcel et ses collègues s’interrogent, un jeune doctorant arpente les marais salants de Santa Pola, au sud de la ville d’Alicante, en Espagne. Francisco Mojica récolte des échantillons de terrain où prospère la bactérie Haloferax mediterranei, son objet d’étude. À son étonnement, l’analyse du génome de ce micro-organisme révèle la même structure que celle de la souche pesteuse de Christine Pourcel : un palindrome de 30 lettres qui se répète entre des séquences – changeantes – de 36 lettres. Le scientifique espagnol et la chercheuse française ont alors la même idée : s’intéresser non aux palindromes, mais aux espacements.

Un logiciel de reconnaissance de séquences génétiques va leur permettre, chacun de leur côté, de faire une première découverte : les suites de lettres constituant les espaces sont des morceaux d’ADN de virus qui ont attaqué la bactérie ; cette dernière les a intégrés dans son propre génome. Mais pourquoi ? Et si, avancent les chercheurs, cela permettait au micro-organisme de se défendre contre de futures infections ? La bactérie aurait ainsi inventé une sorte de vaccin…

Francesco Mojica baptise ces arrangements génétiques du nom de CRISPR – pour clustered regularly interspaced short palindromic repeats (en français : « répétitions palindromiques courtes, regroupées et régulièrement réparties »). Il publie sa découverte dans les revues scientifiques en 2005, en même temps que Christine Pourcel. Tous les chercheurs en microbiologie comprennent qu’il s’agit là de quelque chose d’important. Organismes vieux de plus de trois milliards d’années, les bactéries ont forgé au cours de leur évolution un système de défense contre les virus qui semble redoutablement efficace. Mais en science, il faut apporter la preuve expérimentale de ce que l’on avance. Elle va émerger deux ans plus tard… grâce à des marchands de yaourts.

Rodolphe Barrangou est, à l’époque, « food scientist » chez Danisco, une société qui vend des ferments lactiques à l’industrie agroalimentaire. Parmi eux, Streptococcus thermophilus, la bactérie qui donne son bon goût acidulé au yaourt. Barrangou surveille ce micro-organisme comme le lait sur le feu. Si Streptococcus thermophilus est attaquée par des virus (on les appelle les bactériophages), ce sont des dizaines de milliers de litres de matière première lactée qui finissent à l’égout !

Pour en savoir plus sur la façon dont la bactérie se défend, Barrangou et ses collègues explorent son génome à la recherche des séquences CRISPR. Ils montrent comment les séquences virales correspondent aux espaces entre les palindromes. Ils les retirent, et soudain la bactérie n’est plus protégée. Enfin, ils soupçonnent l’action d’une enzyme dénommée Cas9 (pour CRISPR associated protein 9) qui semble jouer un rôle actif dans le système de défense de la bactérie. Oui, mais lequel ? Nous sommes en 2007, il va encore falloir quelques années pour que les pièces du puzzle s’assemblent.

Peu à peu, au fil des publications scientifiques, se révèle une

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