Un tailleur chic sur une paire de talons aiguilles, des boucles anglaises qui encadrent un visage qui ne fait pas son âge, et un regard aussi sombre que pétillant, souligné de khôl noir. Emmanuelle Charpentier, 52 ans, est « une très jolie femme », commencent souvent par préciser les scientifiques qui ont croisé son chemin, quand on leur demande leur avis sur la lauréate du prix Nobel de chimie 2020. La chercheuse est bien sûr « brillante », « obstinée », « travailleuse » et, pour ne rien gâcher, « accessible et sympathique », observent-ils. Mais quand même, la scientifique française est sacrément belle – et c’est visiblement important de l’écrire.

Pour comprendre le parcours d’Emmanuelle Charpentier, il faut imaginer l’atmosphère des laboratoires de recherche au début des années 1990. Des royaumes entièrement dominés par des hommes, au sein desquels les femmes triment pour se faire une place. Une scientifique, à l’époque, c’était « une femme laide au teint pâle, qui aurait passé quarante ans dans un igloo, penchée sur un microscope, sans jamais voir la lumière du jour », ironise la pédiatre Elaine Tuomanen, ancienne collègue devenue amie de la lauréate. Alors, quand une chercheuse avait le malheur de sortir du lot, « elle devait se battre encore plus que les autres pour être prise au sérieux ». Emmanuelle Charpentier ne s’est jamais laissé déstabiliser, bien au contraire. « Il fallait la voir face à eux, se rappelle fièrement son amie. Je me souviens de son passage à Harvard, institution masculine par excellence. Elle les a tous éblouis avec une conférence fabuleuse, leur renvoyant leurs questions malveillantes en pleine figure. » Encore aujourd’hui, les deux chercheuses discutent souvent de la place des femmes dans le monde scientifique, Emmanuelle Charpentier s’inquiétant de voir de jeunes chercheuses abandonner. « C’est devenu un sujet très important pour elle, dit Elaine Tuomanen. Encourager les jeunes filles à s’engager dans les sciences fait partie de ses combats. »

Emmanuelle Charpentier a grandi à Juvisy-sur-Orge, dans l’Essonne. Son père est responsable d’espaces verts et sa mère cadre d’un service hospitalier. Alors qu’elle est encore à l’école, elle voit sa sœur aînée entrer à l’université et découvre, de loin, un monde qui déjà la fascine. Elle sait alors qu’elle veut passer sa vie à étudier. Rapidement, elle choisit de se consacrer aux sciences fondamentales, convaincues qu’elles sont la clé de compréhension du monde. Après des études de biologie à l’université Pierre-et-Marie-Curie, à Paris, elle intègre le laboratoire de Patrice Courvalin, à l’Institut Pasteur, et se plonge dans l’étude de la résistance antibiotique de la listeria, un petit bacille à Gram positif. Le bactériologue se souvient d’une étudiante très déterminée : « Lorsqu’elle tient un sujet, une question à résoudre, elle ne lâche pas son os. C’est une vraie teigne ! »

En 1996, « Manue » s’envole pour les États-Unis afin de poursuivre ses recherches au fil de divers contrats de post-doctorat. Au St. Jude Children’s Research Hospital de Memphis, elle s’intéresse au pneumocoque, une bactérie à l’origine de maladies telles que la pneumonie, et du sepsis (ou septicémie). « Elle était déjà extrêmement indépendante, explique Elaine Tuomanen, qui l’a accueillie dans son laboratoire. Elle n’a pas eu besoin d’être guidée comme la plupart des post-doctorants, elle savait où elle voulait aller. Elle a construit son projet et a décollé comme une fusée. » Au fil des ans, Emmanuelle Charpentier continuera d’arpenter le globe : Autriche, Suède, Allemagne… mais jamais plus la France. Elle avait bien essayé de s’y établir en début de carrière, mais « l’Institut Pasteur ne lui a fait aucune proposition de job, tempête Patrice Courvalin, encore amer trois décennies plus tard. La direction était lamentable, d’une médiocrité insondable ». À l’étranger, la chercheuse a les mains libres et les moyens de travailler comme elle l’entend, principalement guidée par sa curiosité et portée par la sérendipité, cet art subtil de la découverte inattendue auquel on doit nombre de grandes avancées scientifiques.

C’est donc un peu par hasard, en étudiant de près le système de défense d’une bactérie contre des attaques virales, que la scientifique identifie une molécule capable de découper l’ADN. Une découverte « révolutionnaire », comme la qualifiera le comité du Nobel a posteriori. En 2011, elle publie son travail et s’associe avec la biochimiste américaine Jennifer Doudna pour recréer, en laboratoire, ces ciseaux génétiques prometteurs. Un an plus tard, l’outil est fin prêt, simple à utiliser et peu coûteux. Les laboratoires du monde entier s’en emparent.

Depuis sa sortie de l’ombre, Emmanuelle Charpentier, de nature pourtant discrète, s’est appliquée à partager les résultats de ses recherches aussi largement que possible, multipliant les interventions médiatiques et les conférences. Concernée par le devenir de sa découverte, désireuse de participer à son développement pratique, elle a cofondé en 2014 la société CRISPR Therapeutics. Dans le milieu, on souligne que, depuis quelques années, ses publications scientifiques se font plus rares. « Elle aurait pu mieux faire », dit-on dans les couloirs. « Quand on a atteint un sommet, il est très difficile d’y rester, signale un ancien collaborateur. La recherche est un métier où il est difficile de vieillir. » Et un milieu où, visiblement, une femme n’a jamais totalement fini de faire ses preuves. Même avec un prix Nobel en 2020. 

MANON PAULIC

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !