La politique étrangère est comme Las Vegas. Si vous gagnez, vous avez tendance à augmenter la mise. Et la politique étrangère est comme la vie en général : confrontés à la nouveauté, les gens tendent à se rabattre, consciemment ou non, sur ce qu’ils connaissent déjà. Cette dynamique-là s’appelle le raisonnement analogique. La précédente est appelée hubris – la vanité. Ces deux penchants m’inquiètent quant à l’orientation de la politique américaine en Ukraine.

Commençons par l’orgueil démesuré. Pensez à la Corée. Avant que la Corée du Nord n’envahisse le Sud, en juin 1950, il n’était pas certain que les États-Unis interviennent militairement. Le secrétaire d’État, Dean Acheson, avait laissé entendre que ce ne serait pas le cas. Une fois l’invasion survenue, l’administration Truman décida de se battre, mais définit un objectif limité : revenir à la ligne de partage qui existait auparavant. Rapidement, cependant, l’Amérique et ses alliés commencèrent à gagner. À la mi-juillet, leurs forces repoussaient les troupes du Nord vers le 38e parallèle, qui divisait les deux Corées avant la guerre. Le succès aidant, l’appétit grandit. Les dirigeants américains, hier réticents à soutenir une réunification forcée de la Corée, se mirent à reconsidérer leur position.

En septembre, l’administration Truman avait modifié son objectif de guerre. Il ne s’agissait plus seulement de protéger la Corée du Sud, mais, selon un responsable du département d’État, d’infliger « à l’Union soviétique et au monde communiste une défaite capitale ». Si vous avez suivi les récentes déclarations de l’administration Biden sur l’Ukraine, cela devrait vous parler. Les troupes américaines franchirent donc le 38e parallèle dans le but d’unifier la Corée sous un régime pro-américain. Dès lors, Pékin entra dans la bataille, effaçant les gains américains et engageant un combat acharné qui dura presque trois ans de plus et se termina… par la partition du pays. Le succès avait engendré la vanité, qui s’était avérée coûteuse.

La résistance des Ukrainiens a aussi suscité un danger : le désir d’écraser un adversaire et de renforcer l’hégémonie mondiale des États-Unis

Cette dynamique s’est reproduite fin 2001. La facilité avec laquelle l’Amérique a renversé les talibans a contribué à générer l’hyperconfiance qui l’a conduite à entrer en guerre en Irak dix-huit mois plus tard. Je crains que quelque chose de similaire se produise actuellement en Ukraine. Lorsque la guerre a commencé, fin février, l’administration Biden semblait juste vouloir préserver sa souveraineté. Mais grâce aux capacités militaires et au courage remarquables de l’armée ukrainienne – et à l’incompétence non moins remarquable de la Russie –, cet objectif fut assez vite atteint. Fin mars, Moscou avait abandonné l’idée de s’emparer de Kiev.

Les responsables américains ont donc commencé à définir ce que le correspondant diplomatique du New York Times David Sanger a qualifié de « nouvel objectif stratégique ». Interrogé le 25 avril pour savoir si les États-Unis « définissent les objectifs de réussite de l’Amérique en Ukraine différemment de ce qu’ils étaient au début de cette guerre », le secrétaire à la Défense Lloyd Austin a de fait répondu oui, déclarant : « Nous voulons voir la Russie affaiblie au point qu’elle ne puisse plus faire ce qu’elle a fait en envahissant l’Ukraine. » Trois jours plus tard, Joe Biden a expliqué qu’« investir dans la liberté et la sécurité de l’Ukraine est un petit prix à payer pour punir l’agression russe » et ainsi « diminuer le risque de conflits futurs ». La syntaxe est significative. La liberté et la sécurité de l’Ukraine ne sont que des moyens. L’objectif est désormais d’éroder la puissance russe.

À Washington, le succès de l’Ukraine a également conduit nombre de membres du Congrès à exiger que l’administration Biden s’oppose à tout règlement diplomatique qui laisserait la Russie en possession du Donbass et de la Crimée, ces territoires ukrainiens dont la Russie s’est emparée en 2014. Lors d’une audition de la commission des affaires étrangères, en avril, le sénateur républicain Tom Cotton a demandé au secrétaire à la Défense Austin : « Vous ou quelqu’un d’autre dans l’administration décourage-t-il le président Zelensky de lancer des attaques visant à reprendre une partie du Donbass ou de la Crimée ? » Austin a répondu par la négative. D’autres ont suivi. Le républicain du Dakota du Sud Mike Rounds a déclaré : « Il est important que le peuple américain comprenne que nous voulons que les Ukrainiens gagnent. » Début mai, la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a promis que les États-Unis soutiendraient l’Ukraine « jusqu’à la victoire ».

Les événements passés structurent la façon dont les responsables gouvernementaux perçoivent ceux du présent

Ce changement de ton n’est pas seulement dû à l’hyperconfiance. Il est aussi le produit de l’analogie. Les politologues l’ont depuis longtemps remarqué : les événements passés structurent la façon dont les responsables gouvernementaux perçoivent ceux du présent. Pour donner un sens à la guerre en Ukraine, deux analogies historiques reviennent sans cesse dans le discours américain. La première est la Seconde Guerre mondiale, qui reste l’analogie américaine dominante chaque fois qu’un dictateur ennemi attaque un pays. Ces derniers mois, les commentateurs n’ont cessé de comparer Vladimir Poutine à Adolf Hitler. La récente législation autorisant l’Ukraine à bénéficier d’armes américaines s’appelle la « Loi de prêt-bail de défense de la démocratie en Ukraine », en écho à la loi dite de prêt-bail édictée par Franklin Roosevelt pour acheminer des armes à la Grande-Bretagne et à d’autres alliés durant la Seconde Guerre mondiale. L’autre analogie courante est l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, qui a été endiguée par une combinaison de résistance nationaliste et de soutien américain. Les médias américains se sont remplis ces dernières semaines d’articles du type : « L’Ukraine peut-elle être l’Afghanistan de Poutine ? »

Ce qui rend ces analogies à la fois tentantes et dangereuses pour l’Amérique, c’est que les deux se sont terminées par une victoire. On oublie que les nazis n’ont pas seulement dû se retirer de l’Union soviétique et des autres pays qu’ils avaient envahis – ils ont été vaincus et renversés. Le célèbre politologue Francis Fukuyama a cité cette analogie en mars, prédisant que « la Russie se dirige vers une défaite pure et simple en Ukraine ». Puis il a comparé les revers actuels de l’armée russe à la défaite allemande à Stalingrad. Dans le même ordre d’idées, les comparaisons entre la guerre russe en Ukraine et la guerre soviétique en Afghanistan amènent invariablement à rappeler, comme le dit un article du Washington Post, que cette dernière « a précipité l’effondrement interne » de l’URSS.

Un effondrement militaire russe en Ukraine pourrait-il faire tomber Poutine ? Oui, mais c’est peu probable. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Alliés ont dû marcher sur Berlin et occuper physiquement l’Allemagne d’Hitler. Personne ne fera rien de pareil à la Russie de Poutine. Et l’Afghanistan a beaucoup moins d’importance culturelle et politique pour les Russes que l’Ukraine. Et si l’armée russe venait à s’effondrer dans les semaines à venir, on peut penser que Poutine réagirait en redoublant d’efforts. Il voit dans une Ukraine territorialement unifiée et politiquement et militairement intégrée à l’Occident une menace existentielle. Donc plus l’Ukraine et ses alliés se rapprocheront d’une victoire, plus il est possible qu’une escalade ait lieu. Ces deux derniers mois, la Russie a mené d’horribles attaques en Ukraine, mais elle est restée prudente à l’égard de l’Occident. Une explication plausible est que Moscou n’est pas encore assez désespéré pour prendre ce risque.

Il faut considérer la survie de l’Ukraine comme un objectif en soi, et non comme un moyen d’affaiblir la Russie dans la lutte annoncée entre grandes puissances

Comme l’a souligné l’analyste britannique Anatol Lieven, la Russie pourrait faire beaucoup de choses : des cyberattaques contre des infrastructures américaines ou européennes vitales aux attaques contre des responsables occidentaux et des ambassades à Kiev, en passant par des attaques contre les circuits d’approvisionnement de l’Otan vers l’Ukraine. Chacun de ces actes déclencherait probablement un cycle d’escalade effrayant. Une autre perspective effrayante serait que Moscou utilise l’arme nucléaire. En avril, le directeur de la CIA, William Burns, a lancé l’avertissement suivant : « Compte tenu du désespoir potentiel du président Poutine et des dirigeants russes, et des revers qu’ils ont subis jusqu’à présent sur le plan militaire, aucun d’entre nous ne peut prendre à la légère la menace que représente un recours potentiel aux armes nucléaires tactiques. »

Les appels croissants à la « victoire » ne tiennent absolument pas compte de ces réalités. Oui, les États-Unis doivent aider l’Ukraine et sanctionner la Russie dans le but d’aider Volodymyr Zelensky à obtenir le meilleur accord négocié possible. Mais cela implique que Washington soutienne activement un tel accord et se montre prêt à lever les sanctions contre la Russie, pour inciter Moscou à accepter. Cela signifie qu’il faut considérer la survie de l’Ukraine comme un objectif en soi, et non comme un moyen d’affaiblir la Russie dans la lutte annoncée entre grandes puissances. Faire de l’affaiblissement de la Russie un objectif de la politique américaine n’est pas nécessaire, car la Russie a désormais démontré qu’elle ne constitue pas une menace militaire conventionnelle sérieuse pour les pays de l’Otan. Si le Kremlin peine à prendre Kharkiv, comment pourrait-il prendre Varsovie ? Faire d’une Russie affaiblie l’objectif de l’Amérique est également immoral, car cela nécessite d’imposer indéfiniment des sanctions qui appauvrissent les Russes ordinaires qui n’ont pas eu leur mot à dire dans le lancement de cette guerre. C’est dangereux, enfin, car plus la Russie est affaiblie et isolée, plus elle risque de se rabattre sur les seules flèches qui restent dans son carquois : la cybernétique et le nucléaire. Comme l’a récemment observé Olga Oliker, de l’International Crisis Group, « une Russie très faible sur le plan conventionnel et qui n’a rien d’autre sur quoi s’appuyer que ses armes nucléaires n’est peut-être pas la Russie la plus sûre pour le reste du monde ».

Au cours des deux derniers mois, la résistance des Ukrainiens a généré aux États-Unis une admiration profonde pour ces gens qui luttent héroïquement pour l’autodétermination et la liberté. Mais elle a aussi suscité un danger : le désir d’écraser un adversaire et de renforcer l’hégémonie mondiale des États-Unis sans tenir compte des risques. La première réaction me rappelle 1989, la seconde 2003. Espérons que l’administration Biden saura faire la différence dans les jours dangereux à venir. 

 

Traduit de l’anglais par SYLVAIN CYPEL

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