L’élection de Joe Biden à la Maison-Blanche a-t-elle profondément changé la politique étrangère américaine par rapport à l’ère Trump ?

Non, sur certains sujets, comme l’hostilité envers la Chine, la défiance vis-à-vis du libre-échange ou l’intérêt au moins affiché pour la prospérité des classes moyennes, on peut même parler d’une vraie continuité avec Trump.

Néanmoins, il y a un profond changement au niveau des valeurs qui sous-tendent cette politique. L’élection de Joe Biden a signé le grand retour d’une Amérique qui se veut le phare de la démocratie et, avec elle, d’un moralisme qui avait été la marque de fabrique, plus ou moins sincère, de toutes les administrations américaines depuis 1945, hormis peut-être durant la période Kissinger [conseiller à la sécurité nationale de 1969 à 1975 et secrétaire d’État de 1973 à 1977].

Pendant quatre ans, Donald Trump avait rompu avec cette tradition en promouvant une politique étrangère très nationaliste – non pas un nationalisme conquérant, mais plutôt un nationalisme de repli. Biden, lui, affirme qu’il veut remettre l’Amérique dans le droit chemin moral.

Cela signifie-t-il qu’il souhaite renouer avec l’interventionnisme américain ?

C’est là où cela se complique. Beaucoup de voix aux États-Unis expriment une lassitude face à cette posture de gendarme du monde, car elles savent que, derrière ce discours du « phare moral », il y a des interventions militaires discutables. Au sein de son administration, le président est entouré d’une équipe de diplomates moralistes qu’on appelle le « Blob », un surnom assez péjoratif pour désigner les diplomates bien-pensants de la côte Est. Ceux-ci font face à la fois aux nationalistes de droite, trumpistes donc, mais aussi, dans leur propre camp, à une opposition de la gauche radicale incarnée par Matt Duss, proche conseiller de Bernie Sanders.

Cette mouvance extrêmement anti-interventionniste considère que les États-Unis ne doivent pas se lancer dans des guerres hasardeuses à l’étranger, souvent menées pour le compte de régimes corrompus ou de kleptocraties, mais devraient se consacrer à la relance de l’ascenseur social dans le pays. Biden est gêné par cette division au sein de son camp. Et aujourd’hui, en politique étrangère, la ligne de fracture ne se situe pas entre la gauche et la droite, entre démocrates et républicains, mais plutôt entre des modérés centristes, démocrates ou républicains comme l’ancien néoconservateur Robert Kagan, qui continuent d’affirmer leur ambition de répandre la démocratie dans le monde, de façon armée si besoin, et une opposition de l’extrême droite trumpiste et de l’extrême gauche sandersienne qui, pour des raisons différentes, dénoncent ces interventions.

Cette division explique-t-elle le départ précipité d’Afghanistan ?

Le départ d’Afghanistan avait été négocié par Trump avec les talibans dès 2017, pour ramener les boys à la maison. Cet accord, Biden n’a fait que le mettre en œuvre, dans des conditions compliquées et discutables – je ne crois pas que six mois de plus auraient arrangé quoi que ce soit, ce départ ne pouvait pas bien se passer. Mais dans l’idée du « Blob » autour de Biden, il ne s’agissait pas tant de se retirer d’une opération perdante que de récupérer les forces et l’énergie investies en Afghanistan pour les redéployer sur le nouveau théâtre au centre de l’attention à Washington, l’espace indo-pacifique.

Depuis Obama, les États-Unis ont compris que la Chine était leur nouvel ennemi structurant. Ils ont, dès la fin des années 2000, voulu mettre en place un « pivot vers l’Asie » pour tout réorganiser, militairement, économiquement, diplomatiquement, autour de ce nouvel ennemi. Les printemps arabes, en 2011, ont entravé leurs efforts et retardé cette évolution, avant qu’elle ne soit relancée par Trump, qui était extrêmement antichinois – pas du tout pour les atteintes aux droits de l’homme, plutôt en raison des questions de tricherie commerciale, de vols de technologies, etc.

Pour Biden, la Chine est encore l’ennemie. Sur tous les sujets cette fois, que ce soit les droits de l’homme, l’économie ou la géopolitique – seul le climat reste mis en avant comme possible point de dialogue avec Pékin. Il a donc repris l’idée du pivot vers l’Asie qu’Obama avait lancée autour de 2011, mais en lui donnant un nouveau nom, l’Indo-Pacifique, un terme qui permet d’inclure l’Inde dans le cercle des nations opposées à la Chine, avec le Japon, l’Australie – souvenez-vous de l’affaire des sous-marins – et les États-Unis. Ensemble, elles forment le Quad, un cercle autour de la Chine pour faire de l’« endiguement », ce concept énoncé en 1947 quand l’objectif était de contenir l’expansion soviétique.

Pourquoi alors autant s’investir, en paroles et en actes, dans la guerre en Ukraine, si éloignée du théâtre asiatique ?

L’administration Biden s’en sort en convoquant l’idéologie : plutôt que d’affirmer qu’il est entré dans une nouvelle guerre froide contre la Chine, Washington place son combat sur le plan moral, en instituant l’idée d’une lutte cruciale des démocraties contre les autocraties. Il met en scène l’affrontement de l’Occident libéral et éclairé contre la Chine, mais également la Russie, poids lourds d’un nouvel « axe du mal » – même si l’expression n’est pas utilisée.

« N’oublions pas que les États-Unis ont connu une tentative de coup d’État extrêmement grave il y a moins de deux ans »

C’est une vision très idéologique, voire manichéenne, et qui n’est pas sans arrière-pensées pour l’administration Biden : en désignant un axe des autocraties, elle vise aussi en creux le populisme d’extrême droite de Donald Trump, dont elle craint le retour en 2024, lui ou un clone. N’oublions pas que les États-Unis ont connu une tentative de coup d’État extrêmement grave il y a moins de deux ans, et que le clan Trump reste une épée de Damoclès au-dessus de la démocratie américaine ! En proclamant son opposition à l’invasion russe, Biden affirme sa vision du monde, et celle-ci inclut un ennemi intérieur.

Jusqu’où les États-Unis peuvent-ils s’impliquer dans ce conflit ?

Depuis le début de cette guerre, le 24 février, on peut distinguer deux phases. Une première de soutien prudent, avec des armements estampillés défensifs et des renseignements fournis très secrets – les Américains ont cru, comme beaucoup, que l’Ukraine allait s’écrouler en quelques jours, au point d’évacuer leur ambassade et de proposer à Zelensky de l’exfiltrer dans les premiers jours du conflit.

 « Une règle reste inchangée : pas d’engagement direct contre la Russie »

La résistance ukrainienne a été une surprise stratégique qui est venue contrecarrer les plans de Poutine. Si bien que, dès fin mars-début avril, une deuxième phase s’est ouverte, où l’on a compris que l’armement fourni par l’Occident pouvait être déterminant. À partir de là, on a vu une montée en puissance des livraisons de matériel, avec des armes qu’on peut de moins en moins facilement qualifier de défensives. L’administration Biden a senti qu’il se jouait là une bataille existentielle qui méritait des moyens massifs – Washington a déjà débloqué plus de 54 milliards de dollars pour aider Kiev.

Y a-t-il une limite au-delà de laquelle les États-Unis ne s’investiront pas ?

Les lignes ont bougé depuis le début et elles bougeront peut-être encore. Mais une règle reste inchangée : pas d’engagement direct contre la Russie, pas un seul soldat américain en Ukraine, et des livraisons d’armes dont les tirs ne sont pas en mesure d’atteindre le territoire russe. Ils préfèrent même que des pays alliés, comme la Pologne, livrent du matériel anciennement soviétique plutôt que du matériel américain. C’est une ligne de crête subtile en vue d’éviter une escalade avec la Russie qui pourrait être nucléaire.

Qu’espère aujourd’hui l’Amérique dans ce conflit ?

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Il n’y a pas d’espoir déclaré de voir un changement de régime à Moscou, même si Washington regarde avec attention ce qui s’y passe. À ce stade, on peut penser que les États-Unis espèrent une sorte de statu quo qui verrait les Ukrainiens éventuellement céder une partie supplémentaire de leurs territoires à la Russie, avec de pseudo-référendums comme celui organisé en Crimée, en contrepartie d’engagements russes garantissant l’indépendance du reste du pays.

Joe Biden a affirmé dans une tribune au New York Times que la Russie devait payer « un lourd tribut » après son agression contre l’Ukraine, pour envoyer « un message aux autres agresseurs potentiels ». Ce qui se joue a-t-il valeur d’exemple ?

Oui, c’est évidemment un message adressé à la Chine relativement à ses vues sur Taïwan. Après avoir récupéré Hong Kong, la Chine ambitionne de reprendre Taïwan. Et l’Amérique mise sur le fait que la réaction occidentale contre la Russie serve d’avertissement pour Pékin, lui signifiant que les États-Unis ne laisseront pas tomber leur allié. En affirmant, le 23 mai, que son pays défendrait militairement Taïwan contre la Chine, Joe Biden s’est offert une sortie de route non seulement par rapport au discours prévu, mais aussi et surtout par rapport au principe d’« ambiguïté stratégique » qui sous-tend la relation entre les deux puissances depuis 1979. La Chine l’a bien compris, et adaptera peut-être sa stratégie et son calendrier relativement à ses objectifs taïwanais.

Beaucoup de pays, en particulier parmi ceux du Sud, ont choisi le non-alignement dans cette confrontation entre la Russie et l’Occident. Est-ce un affront pour les États-Unis ?

C’est un vrai problème, car cela montre la limite du discours cherchant à imposer la démocratie comme le régime idéal auquel l’humanité entière est appelée à aboutir. Ce n’est pas si simple. Bien sûr, parmi les pays qui se sont abstenus à l’ONU s’en trouvent qui se sont endettés auprès de la Chine ou de la Russie, et sont donc leurs obligés. Mais ce non-alignement vient aussi rappeler que les États-Unis, et l’Occident plus largement, ne sont pas sans reproches, eux qui disent défendre la démocratie, mais soutiennent l’Arabie saoudite qui mène une guerre terrible au Yémen, par exemple. Il n’est pas difficile de taxer l’Amérique d’hypocrisie quand elle dit se battre au nom de grandes valeurs.

La situation internationale peut-elle peser dans le débat politique américain en vue des midterms, puis de la présidentielle de 2024 ?

Je ne pense pas. La population américaine est surtout préoccupée par l’inflation, dont elle n’attribue pas la cause à la situation ukrainienne, ou par les guerres culturelles qui fracturent le pays – la question de l’avortement ou celle du port d’armes, en particulier.

De façon plus générale, la politique extérieure ne devient un sujet de préoccupation pour la population que lorsque des soldats américains sont déployés sur le terrain, ce qui ne sera sans doute pas le cas en Ukraine, pour des raisons liées au risque d’escalade. En novembre, il est probable que les républicains reprendront le contrôle des deux chambres du Congrès, mais cela n’aura pas forcément un impact fort sur la politique menée. D’abord parce que celle-ci relève essentiellement de la Maison-Blanche. Ensuite, parce qu’il y a un consensus antirusse assez largement partagé dans le pays, y compris au niveau des républicains, la plupart voyant dans le soutien à l’Ukraine un combat juste contre le dictateur Poutine. Les éditorialistes trumpistes de Fox News, qui saluaient le leadership de Poutine, sont bruyants, mais très minoritaires en réalité. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

Vous avez aimé ? Partagez-le !