En novembre 2019, Emmanuel Macron déclarait que l’Otan était en état de mort cérébrale. La guerre lancée par Vladimir Poutine contre l’Ukraine l’a manifestement ressuscitée, et l’Otan est (ou paraît) plus unie et plus forte que jamais. Les pays européens pressent les États-Unis de continuer à les protéger et augmentent leurs dépenses militaires pour se fournir en armement auprès d’eux. La Suède et la Finlande ont même abandonné leur neutralité pour rejoindre l’alliance. Pourquoi un tel renouveau ?

Revenons un peu en arrière. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les pays européens, qu’ils soient vainqueurs ou vaincus, sont réunis dans la désolation, la misère et la destruction de leurs infrastructures. Ils partagent un autre point commun : ils sont tous sous la menace stratégique de l’Union soviétique. Face aux défis du rideau de fer dressé au centre de l’Europe, les pays européens ont vite compris qu’ils n’avaient pas les moyens de se défendre seuls. Les États-Unis, pour leur part, ont jugé qu’il était nécessaire de contenir la poussée soviétique et développèrent la doctrine de « l’endiguement ». L’URSS représentait un défi politique et stratégique : il fallait défendre les libertés et l’autodétermination des peuples, mais également empêcher qu’un seul pays ne contrôle l’ensemble du continent eurasiatique. Quelle qu’ait été la nature de son régime, l’URSS était un rival géopolitique pour les États-Unis. 

Washington décide ainsi de mettre fin à son isolationnisme – Pearl Harbor avait prouvé qu’il n’était pas une protection – et de se lancer, pour la première fois, dans une alliance en temps de paix. Le 4 avril 1949 est signé le traité de l’Atlantique nord, texte fondateur de l’alliance. Le Portugal de Salazar, pourtant une dictature, en fait partie, car les bases des Açores sont indispensables pour assurer un ravitaillement de l’Europe en provenance d’Amérique.

En 1950, la guerre de Corée saisit d’effroi les responsables occidentaux. Les responsables de l’alliance décident alors de créer l’Otan, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, et donc de donner une structure permanente à l’alliance militaire. Cette décision va s’avérer fondamentale, la structure permanente créant une unité, une proximité, des procédures communes et des échanges constants entre les membres. Les États-Unis deviennent une puissance européenne permanente.  

Quelle qu’ait été la nature de son régime, l’URSS était un rival géopolitique pour les États-Unis

Après l’échec de la Communauté européenne de défense (CED), la République fédérale d’Allemagne (RFA) rejoint l’Alliance atlantique en 1955. Son armée intégrée dans l’Otan, il lui est possible de participer à la défense commune sans représenter une menace pour ses voisins. Jugeant la tutelle américaine trop pesante, la France, par la voix du général de Gaulle, puis de François Mitterrand, va bien tenter de promouvoir un objectif d’autonomie stratégique européenne. Elle se heurte toutefois au scepticisme de ses partenaires, qui vivent sans problème leur dépendance à l’égard des États-Unis, à laquelle ils sont habitués et qui les tranquillisent. Le soft power américain fonctionne à plein régime : la plupart des spécialistes des questions géopolitiques sont des habitués des circuits transatlantiques (les think tanks, les revues et les universités les plus influents étant américains) et les responsables militaires sont formés aux procédures Otan, l’organisation leur donnant des perspectives plus larges que leur espace national. 

La fin de la guerre froide va venir bousculer cet équilibre. En 1987, un conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, Alexandre Arbatov, proclamait : « Nous allons vous rendre le pire des services : nous allons vous priver d’un ennemi ! » Après la fin du clivage Est-Ouest, on pouvait en effet se poser la question du maintien de l’Otan. Généralement, une alliance militaire ne survit pas à la disparition de l’ennemi qui a suscité sa création. Mais, en l’espèce, l’Otan va se maintenir pour plusieurs raisons. Les pays européens pensaient que la menace avait disparu, mais que l’inconnu et l’incertitude en avaient pris la place – autant garder une structure existante rassurante. Les États-Unis savaient que la préservation de l’Otan était pour eux un moyen de conserver une influence en Europe. 

Généralement, une alliance militaire ne survit pas à la disparition de l’ennemi qui a suscité sa création

L’Otan, loin de s’effriter, va au contraire entrer dans une dynamique nouvelle. Les pays qui venaient de sortir du pacte de Varsovie – l’alliance militaire constituée par l’URSS et l’Europe de l’Est – estiment en effet que l’Alliance atlantique représente la seule structure capable d’assurer leur sécurité face à Moscou, qu’ils craignent toujours quoique la ville ne soit plus la capitale de l’URSS, mais de la Russie. Ils vont les uns après les autres adhérer à l’Otan. Les États-Unis, tout d’abord hésitants, ont changé d’avis en comprenant qu’ils auraient là des partenaires moins réticents que ceux de la vieille Europe. Bill Clinton donne ainsi son feu vert à l’adhésion de la Pologne avant sa réélection en 1996 en vue, notamment, de s’attirer les faveurs de l’électorat américain d’origine polonaise. Et, en 2009, la France rejoint les organes militaires intégrés, Nicolas Sarkozy voulant faire pardonner l’opposition de la France à la guerre d’Irak.

Mais ce développement de l’Otan ne va pas sans créer de heurts avec l’ancien ennemi. En 1999, alors qu’on célébrait le dixième anniversaire de la chute du mur de Berlin et son cinquantième anniversaire, l’Otan entre en guerre contre la Yougoslavie sans mandat de l’ONU, afin de protéger la population du Kosovo qui réclame son indépendance. La Russie y voit la preuve que l’Otan n’est pas une alliance purement défensive, et les pays membres qu’elle demeure indispensable.

Quelques années plus tôt, en 1991, François Mitterrand avait mis en garde contre de futurs élargissements de l’Otan qui, selon lui, n’auraient pour résultat que de crisper la Russie. En leur temps, George Kennan, l’inventeur du concept d’endiguement, ou Henry Kissinger émettaient des alertes similaires. Les responsables de l’Otan affirmaient, eux, qu’ils ne pouvaient pas empêcher des pays d’être candidats et de rejoindre l’alliance. Au-delà du débat sur les promesses de non-élargissement qui lui auraient ou non été faites, Gorbatchev lui-même a estimé que les États-Unis l’avaient trahi, alors qu’il avait donné des gages et tout fait pour créer un nouvel ordre mondial dans lequel les Nations unies auraient été en charge de la sécurité collective (d’où sa condamnation de son allié irakien en 1990 après l’invasion du Koweït). À ses yeux, les États-Unis ont préféré être les vainqueurs de la guerre froide plutôt que les bâtisseurs d’un nouvel ordre mondial. L’Otan connaît en fait une dérive fonctionnelle : il lui faut sans cesse trouver de nouveaux partenaires, se donner de nouvelles missions qui justifieront son existence.

La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine accentue ce débat. Pour les faucons, adeptes d’une réponse musclée face à Moscou, la Russie est depuis le départ une puissance révisionniste et anti-occidentale, et son comportement prouve que l’élargissement et le renforcement de l’Otan étaient indispensables et doivent être poursuivis. D’autres estiment que, pour injustifiable que soit l’agression russe, cela a été une erreur de la considérer comme un pays vaincu à l’issue de la guerre froide et de ne voir en elle qu’une puissance régionale (selon les mots de Barack Obama) et non un véritable partenaire.

L’agression russe a nourri le discours de Biden sur la nécessité de créer une alliance des démocraties contre l’axe des pays autoritaires unis autour de Pékin et de Moscou. Cela sera certainement l’enjeu du sommet de l’Otan qui s’ouvre à Madrid le 28 juin prochain. Les États-Unis souhaitent visiblement faire de l’Otan une alliance stratégique mondiale destinée à contrer la montée en puissance de la Chine. Au risque de voir ce discours se transformer en prophétie autoréalisatrice et engendrer une nouvelle fracture du monde en deux blocs antagonistes. 

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