Les récentes prises de position de Joe Biden contre la Chine marquent-elles un tournant dans la relation entre les deux pays ?

Non, nous sommes plutôt dans la continuité de la politique menée par Donald Trump et les républicains. La Chine est désormais perçue aux États-Unis comme la menace principale à long terme dans l’Indo-Pacifique – et même peut-être au-delà – en raison à la fois de sa force de frappe, de sa capacité d’influence, de ses moyens économiques – bien supérieurs à ceux de la Russie –, du développement de ses capacités militaires et de ses ambitions affirmées en mer de Chine. Sans oublier, bien sûr, ce nœud du problème qu’est la question de Taïwan, puisque Pékin a réaffirmé à plusieurs reprises qu’il souhaitait une réunification et que l’usage de la force n’était pas exclu.

Face à cette offensive chinoise – offensive économique, militaire, mais aussi idéologique –, les États-Unis, depuis Obama, ont lancé ce « pivot vers l’Asie », qui se poursuit aujourd’hui avec Biden. À l’heure où le pays est tourné vers l’Europe, avec notamment la fourniture massive d’armes à l’Ukraine, le récent voyage du président américain dans la région, à Tokyo et à Séoul, était destiné à rassurer l’ensemble des partenaires des États-Unis face à la menace chinoise, mais aussi à les enrôler dans une sorte d’union des démocraties, pour un « Indo-Pacifique libre et ouvert », selon le mot d’ordre stratégique actuel.

En affirmant, fin mai, vouloir défendre Taïwan militairement, Biden menace-t-il directement la Chine ?

Ce n’est pas la première, mais la troisième fois que Joe Biden s’avance ainsi, même si ce n’est jamais dans un discours, mais toujours dans une réponse à une question orale. En assurant que les États-Unis s’engageraient militairement à défendre Taïwan, Biden va plus loin que la position traditionnelle des États-Unis, ce qu’on appelait l’« ambiguïté stratégique » : jusque-là, les États-Unis fournissaient à Taïwan des moyens militaires pour lui permettre de se maintenir au niveau face à la puissance chinoise et n’excluaient pas un soutien militaire en cas d’attaque, sans pour autant le garantir. Les déclarations de Biden peuvent donc laisser penser à un changement fondamental de position des États-Unis. Mais il faut quand même noter que, systématiquement, il y a eu un pas en arrière de la part du département d’État qui a réaffirmé que la stratégie américaine d’ambiguïté n’avait pas changé.

 « Il s’agit avant tout pour Biden de dissuader la Chine d’attaquer Taïwan, en mettant en avant les risques d’une telle offensive »

Toujours est-il qu’en cas d’offensive chinoise, on voit mal les États-Unis ne pas réagir. Sous quelle forme et à quel niveau ? Cela peut être discuté. Mais laisser Pékin s’emparer de Taïwan remettrait totalement en cause leur système d’alliances, et même leur position en Asie et au-delà. Il s’agit donc avant tout, pour Biden, de dissuader la Chine d’attaquer l’île, en mettant en avant les risques d’une telle offensive.

Une telle attaque est-elle crédible aujourd’hui ?

Ce qui est certain, c’est que la Chine a considérablement développé ses capacités militaires. Aujourd’hui, c’est le deuxième budget mondial, de très loin. Le budget militaire chinois se situe autour de 250 milliards de dollars par an, contre 770 milliards pour les États-Unis, mais 60 milliards seulement pour la Russie. Donc la Chine a fait des efforts importants pour se doter de capacités militaires qui lui permettent non seulement d’attaquer Taïwan si elle le souhaite, mais surtout de dissuader les États-Unis d’intervenir contre elle. C’est la même situation qu’avec la Russie : la Chine est une puissance nucléaire, entrer en guerre contre elle amènerait un risque d’escalade dont personne ne veut. Mais il est aussi possible que le discours chinois agressif de ces dernières années ait surtout servi à démoraliser l’adversaire, à le convaincre que toute résistance était impossible, et qu’il valait mieux se rapprocher de Pékin sans en passer par la case conflit.

« La Chine est une puissance nucléaire, entrer en guerre contre elle amènerait un risque d’escalade dont personne ne veut »

Or, de ce point de vue, la guerre en Ukraine n’est pas anodine, car elle a démontré que, même dans une situation de très forte asymétrie de puissance – comme dans le cas de l’Ukraine avec la Russie, par exemple –, une guerre n’est pas gagnée d’avance. L’exemple ukrainien a notamment souligné l’efficacité des capacités d’observation américaines, qui ont permis de renforcer et de démultiplier les opérations ukrainiennes de résistance. Et le cas de Taïwan est bien plus complexe : pour envahir l’île, il ne suffit pas de traverser une frontière en char ; il faut traverser un détroit de 180 kilomètres de large, ce qui demanderait des moyens logistiques considérables et réduirait à néant la possibilité d’une attaque-surprise, vu les moyens de surveillance américains. Dès lors, ce serait pour Pékin prendre un risque considérable, et il est certain que les difficultés russes ont dû contraindre les dirigeants chinois à reconsidérer leurs options.

La guerre en Ukraine a-t-elle rapproché la Chine et la Russie ?

Avant le début de la guerre, il y avait une unité très forte dans le discours : la Chine apparaissait triomphante sur l’épidémie de Covid, les États-Unis venaient d’opérer un retrait d’Afghanistan chaotique, on pouvait donc juger en Russie comme en Chine être en position de force, ce qui a favorisé les déclarations de rapprochement. Il est difficile d’estimer si Pékin était informé des plans de Poutine, toujours est-il que les médias chinois ont repris l’argumentaire russe sur la nécessité de répondre à l’avancée de l’Otan. Mais, dans les faits, la Chine s’est montrée bien plus prudente depuis le début de la guerre : aucune arme n’a été livrée, contrairement à ce qui avait été murmuré ; les banques chinoises ne prêtent plus à la Russie, et beaucoup d’échanges ont été suspendus pour éviter des sanctions financières. Donc la Chine aurait certainement été très satisfaite d’une victoire russe rapide, qui aurait été une blessure pour l’Occident. Mais l’affaiblissement de la puissance russe, l’importance des sanctions et la démonstration d’unité, voire d’élargissement du camp occidental, rien de cela ne sert Pékin.

Les Chinois n’ont pas intérêt à rompre avec Moscou, mais force est de constater qu’ils gardent une distance prudente face à l’engagement russe. Le soutien qu’ils apportent à Moscou n’est en rien comparable à l’engagement de l’Occident en faveur de l’Ukraine. La Chine pense avant tout à son propre intérêt.

Cette situation nouvelle peut-elle contraindre la Chine à un rapprochement avec les États-Unis ?

Tant que la Chine aura des ambitions en Asie, notamment au détriment des alliés de Washington, tant qu’elle aura une stratégie extérieure perçue comme agressive dans cette zone, les États-Unis continueront de voir en elle une menace et assureront la sécurité de pays comme le Japon, la Corée du Sud, ou désormais le Viêtnam, les Philippines et l’Australie. Un rapprochement sino-américain ne pourrait advenir que s’il y avait une vraie remise en cause de la stratégie chinoise, très offensive, particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping.

Or, de ce point de vue, la Chine a pu constater que sa politique avait eu des conséquences très négatives pour son image ces dernières années, y compris au sein de cercles d’influence comme le groupe « 17+1 », composé de pays d’Europe centrale et orientale. Encore très récemment, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a fait une tournée dans les îles du Pacifique en pensant y imposer un type de relations avec la Chine, qui s’est révélé être un échec. Si l’on ajoute à cela les difficultés économiques actuelles, dues à la politique zéro Covid, on comprend qu’il puisse y avoir des doutes à Pékin sur la stratégie menée, la tentation d’une politique moins agressive. Dans ce cas-là seulement, on peut imaginer que les États-Unis seraient tentés par un rapprochement, d’autant plus qu’avec l’inflation actuelle, certains plaident pour une levée des sanctions sur l’importation des produits chinois.

Est-ce envisageable de lever ces droits de douane imposés par Trump ?

Manifestement, il y a des débats sur ce sujet aux États-Unis, en témoignent les déclarations de la représentante au commerce Katherine Tai. Mais cette question est très politique : les républicains sont à l’affût pour dénoncer tout ce qui pourrait apparaître comme une preuve de faiblesse de la part des démocrates par rapport à la Chine. Sans évolution de la position chinoise, et en dépit des pressions inflationnistes, je vois mal Washington décider rapidement une levée des sanctions. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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