Les États-Unis, cela devient une habitude, se divisent. Cette fois, le débat porte sur le sens de leur implication dans la guerre que mène la Russie en Ukraine. Une première mouvance y voit un nouvel exemple du « repli » américain, une seconde une manifestation de sa vieille propension à l’interventionnisme. De fait, en deux cent quarante-six ans d’existence, la première puissance mondiale n’a connu que… dix-sept années de paix véritable, sans guerre civile ni engagement extérieur.

Tucker Carlson, la star de la chaîne réactionnaire Fox News, se dit « agnostique » quant aux deux protagonistes de la guerre en Ukraine. Ce faisant, il ne fait qu’exprimer ce que son idole, Donald Trump, professe : America First, « l’Amérique d’abord ». Carlson ne voit pas où est l’intérêt des États-Unis à prendre parti, encore moins à s’engager militairement en Ukraine. Il exprime un point de vue largement partagé dans les rangs trumpistes, et qui impacte l’opinion publique américaine plus largement.

63 % des élus démocrates adhéraient à une riposte armée en Ukraine, mais seulement 40 % de leur base électorale

Lorsque, fin mai, Joe Biden déclare que les États-Unis partiraient en guerre si la Chine envahissait Taïwan, nombre de commentateurs pointent que sa décision n’aurait pas forcément la faveur de sa population. En 2020, une étude du Chicago Council on Global Affairs montrait que si 85 % des élus républicains soutenaient une intervention américaine en cas d’attaque chinoise sur Taïwan, seuls 43 % de leurs électeurs les suivaient. Quant aux démocrates, 63 % de leurs élus adhéraient à une riposte armée, mais seulement 40 % de leur base électorale.

Les Américains seraient donc entrés dans une période de repli durable, incarné par le refus d’une confrontation directe avec l’« ogre russe ». Et les catastrophes qui s’abattent sur eux (et le reste du monde) les poussent à se distancier de l’interventionnisme botté. Qui s’en étonnera ? Les deux dernières campagnes militaires d’envergure, en Afghanistan puis en Irak, ne se sont-elles pas terminées par des fiascos ? Dès lors, concernant l’Ukraine, l’opinion apparaît largement hostile à Vladimir Poutine, mais les nécessités socio-économiques et sanitaires internes constituent à ses yeux des enjeux autrement plus concrets et urgents que les crimes de l’autocrate russe. L’Ukraine, c’est loin de l’Iowa.

Pour autant, ledit repli américain est aussi contesté. Dans le New York Times, le journaliste politique Christopher Caldwell écrit : « Les États-Unis essayent de maintenir la fiction qu’armer son allié n’est pas la même chose que participer au combat. » Quant à Andrew Bacevich, professeur émérite de relations internationales à l’université de Boston et collaborateur du magazine The American Conservative, il estime que l’actuelle Maison-Blanche reste sous l’influence du « complexe militaro-industriel américain, ou plutôt, devrais-je dire, du complexe qui lie l’armée, l’industrie et le Congrès ». Jamais, note-t-il, pays n’aura autant que l’Ukraine, et si vite, reçu une telle quantité d’armes et d’une telle qualité. Selon lui, on assiste aujourd’hui à une « résurgence du militarisme américain », auquel Vladimir Poutine, convient-il, a offert une formidable occasion de reprendre la main.

Bacevich estime que jusqu’à la guerre en Ukraine, deux grands camps s’affrontaient dans l’administration Biden. Le premier donnait la priorité à l’avènement d’un nouvel ordre mondial à l’ère des grandes menaces globales, climatiques et sanitaires. Le second privilégiait plus traditionnellement « une nouvelle compétition géopolitique » entre grandes puissances – c’est-à-dire les États-Unis et la Chine. Avec cette guerre en Ukraine, le second camp « prévaut », conclut-il.

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