À quelques encablures de la grouillante place de la Nation, à Paris, dans le 12e arrondissement, s’élève un petit hôpital pas comme les autres, un lieu qui, depuis ses débuts, est tout entier tourné vers les femmes. Lancé à la fin des années trente à l’initiative de la CGT pour soigner les métallos, ce projet s’étoffe très vite d’une maternité. Dès les années cinquante, celle-ci fait figure de pionnière en matière d’accouchement sans douleur grâce aux initiatives du Pr Fernand Lamaze, dont le buste trône dans l’entrée de l’hôpital.

Au-delà des techniques qui visent à supprimer l’angoisse et la douleur de l’accouchement en misant, notamment, sur une forte connexion entre l’équipe médicale et la patiente, se dessine déjà toute une politique : donner aux femmes la maîtrise de leur accouchement et des soins liés à leur grossesse.

Les Bluets, c’est le lieu par excellence de l’écoute du corps féminin, dans son intimité, ses fragilités et jusque dans la puissance de l’accouchement. 

Depuis lors, Les Bluets ont conservé une aura particulière. De génération en génération, les mères et les filles se passent le mot : Les Bluets, c’est le lieu par excellence de l’écoute du corps féminin, dans son intimité, ses fragilités et jusque dans la puissance de l’accouchement. Soins, techniques de pointe, personnel : tout est fait pour aider les femmes et les soutenir à chacune des étapes de leur vie.

Du côté des patientes aussi bien que des praticiens, on ne vient pas aux Bluets par hasard. Toutes celles qui entrent dans le service de PMA, au rez-de-chaussée, y sont poussées par leur désir d’enfant. Une flèche portant ces trois lettres indique la direction à prendre dès l’entrée de l’hôpital : la question de l’aide à apporter aux femmes pour leur permettre d’avoir un enfant est aujourd’hui au centre de notre société. À la suite de la loi de bioéthique du 2 août 2021, l’accès à l’aide médicale à la procréation est ouvert à toutes les femmes, seules ou en couple. Une avancée qui rend aujourd’hui possible aux couples de lesbiennes de concevoir grâce à un don de gamètes en France, et de profiter des services des hôpitaux français. L’Agence de la biomédecine estime à 12 000 le nombre de premières demandes faites par des couples de femmes ou des femmes seules depuis l’entrée en vigueur de la loi en septembre 2021, et à environ 2 000 le nombre de premières tentatives d’insémination. Aux Bluets, le premier bébé PMA est né au printemps.

« J’ai appris à être humble face aux désirs des femmes : on ne sait jamais ce qu’il y a derrière chaque histoire… »

« C’est une avancée, même si nous suivions depuis dix ans des couples de femmes qui allaient se faire inséminer à l’étranger. Nous les aidions dans le choix des techniques, insémination ou FIV [fécondation in vitro], pour leur éviter les dépenses folles qu’entraînent les traitements dans ces centres dont le but est avant tout lucratif… » raconte la Dre Laura Prat-Ellenberg, qui dirige le service.

« La loi a créé un appel d’air et notre planning s’est vite rempli, ces femmes n’attendaient que ça ! Même si les couples hétérosexuels sont majoritaires. Nous avons vu aussi arriver beaucoup de femmes seules, car, après 37 ans, elles ne peuvent plus faire congeler leurs ovocytes pour les conserver. Ce qui est problématique, c’est que nous sommes parfois face à des femmes dont le projet d’enfant répond plutôt à une pression biologique et sociale qu’à un réel projet de vie. Et comme il y a assez peu de garde-fous à l’obtention d’un agrément par le Cecos [centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humain] pour le don de gamètes, nous sommes encore dans le flou de ce côté-là. Cela fait partie des questions soulevées par cette loi », poursuit cette spécialiste des traitements de l’infertilité.

Dans le couloir, Claire et Baptiste attendent leur tour, las de ces traitements et de ces rendez-vous pour surmonter le problème qui les touche. Le délai d’obtention des gamètes, qui atteint aujourd’hui plus de 15 mois, ne cesse de s’allonger… « C’est très long et usant. Je suis contente d’être suivie ici, car il y a tout sur place, la PMA et la maternité ; les médecins sont très bienveillants, on sent une réelle éthique », explique la jeune femme. À côté, Juliette et Jeanne viennent de faire leur échographie : les deux bébés que porte Juliette vont naître fin juin ; les jeunes femmes sont aux anges… « Dans notre service se croisent des couples en détresse qui ne peuvent pas avoir d’enfants naturellement et des femmes en parfaite santé qui ont un projet d’enfant très établi – nous estimons à 10 % en moyenne le nombre de femmes en couple ou seules qui viennent nous consulter. C’est difficile de passer de l’un à l’autre, et l’on ne peut s’empêcher de se demander si l’on doit les traiter dans le même calendrier », précise la Dre Prat-Ellenberg.

Le cabinet du psy n’est pas loin, car la souffrance n’est jamais absente quand il est question de PMA. Ce jour-là, une patiente a appelé ; elle ne souhaite pas prolonger sa grossesse. Elle veut se faire avorter en urgence.

« Parfois, le chemin est tellement long et difficile que les couples explosent ; c’est difficile à accepter, mais j’ai appris à être humble face aux désirs des femmes : on ne sait jamais ce qu’il y a derrière chaque histoire… poursuit-elle. Nous avons récemment rassemblé une commission de consultation d’éthique pour gérer un cas de conscience : une femme de notre service enceinte par PMA de jumeaux voulait se faire avorter car elle ne voulait pas deux bébés, mais souhaitait continuer avec nous pour une autre grossesse unique ultérieure. Ça a soulevé beaucoup de questions dans le service, et j’ai compris que notre ego devait s’effacer. »

« On voit souvent des patientes qui passent d’un service à l’autre suivant les étapes de leur vie »

Après une grave crise entre la direction et le personnel en 2017, tout est rentré dans l’ordre désormais, et la femme demeure au cœur de l’ADN de l’hôpital des Bluets. Telle est la conviction que partagent tous les médecins, de la salle d’insémination jusqu’à la salle d’accouchement.

Au premier étage, le planning familial occupe tout un couloir : le bureau d’accueil, la salle des infirmières, les bureaux des psys, de la conseillère conjugale et de la sexologue, mais aussi les salles d’examens et enfin la « salle blanche » où sont pratiquées les IVG sous anesthésie locale.

Ève Clare coordonne l’équipe avec passion. Elle le dit d’emblée : « Être ici, c’est avant tout avoir chevillé au corps la volonté d’appliquer dans son travail ses convictions féministes. On y vient par choix. » Le planning, c’est bien sûr et avant tout un lieu centré sur l’IVG et la contraception : les patientes savent qu’elles trouveront une écoute bienveillante, anonyme et neutre de leur situation, ainsi que des réponses claires à leurs questions.

« Ici, nous savons que l’IVG ne cause aucun traumatisme en soi : c’est l’accueil qui est fait aux femmes qui peut être traumatisant. Or il arrive encore que certaines soient culpabilisées et humiliées quand elles veulent se faire avorter », explique Élodie Frecher, psychologue du service.

Dans la salle d’attente, Sarah a 18 ans et vient se faire avorter : elle attendra une semaine maximum pour son intervention. Elle est venue aux Bluets en voisine, mais aussi parce que sa mère y a mis au monde ses petites sœurs.

Chaque patiente passe par le bureau d’une infirmière ou d’une psy pour un entretien privé. « C’est indispensable de recevoir les femmes seules, quand elles viennent avec leur conjoint par exemple. Nous posons toujours la question des violences et du consentement, c’est devenu un automatisme. Nous apprenons depuis plusieurs années à détecter les signes d’abus chez nos patientes, quels que soient leur milieu, leur culture et leur âge, de 14 à 50 ans », continue Ève Clare.

La confidentialité et l’écoute non jugeante sont au cœur de l’ADN du planning, qui s’est ouvert depuis l’année dernière à l’accueil des personnes transgenres. 

La confidentialité et l’écoute non jugeante sont au cœur de l’ADN du planning, qui s’est ouvert depuis l’année dernière à l’accueil des personnes transgenres. « Souvent stigmatisées, parfois seules, ces populations ont plus que jamais besoin d’un lieu sûr pour venir libérer leur parole. Nous proposons un suivi des hormonothérapies et même des consultations en visio pour les patients plus éloignés », explique la coordinatrice qui ajoute « C’est notre rôle d’inclure le plus possible, et le planning tient à rester ouvert à toutes et tous. Notre objectif, c’est la santé sexuelle dans sa globalité ; nous avons également ouvert une consultation de sexologie pour traiter de problèmes physiologiques, comme le vaginisme, ou psychologiques. »

Le planning offre une loupe sur la vie sexuelle et affective de notre société : il est donc logique que les membres du service aillent parfois dans les classes de quatrième et de seconde pour se faire connaître et répondre aux questions des ados. « C’est effrayant comme les jeunes ne connaissent rien à leur corps, à leur sexualité ; notre rôle est double : informer et mettre en garde. L’emprise de la pornographie sur la jeunesse est un véritable problème de santé publique », raconte Ève Clare.

Dans cet espace de vie, on sent bien que l’ambition des praticiennes est de donner à chacune des femmes qui en poussent la porte les clés et les outils pour faire entendre sa voix et ses désirs. « On voit souvent des patientes qui passent d’un service à l’autre suivant les étapes de leur vie : un avortement à 17 ans, et une grossesse à 28 ; elles n’ont qu’à monter un étage ! » s’amuse Ève Clare.

« En septembre, nous allons ouvrir un hôpital de jour pour prendre en charge de façon globale le problème encore tabou des fausses couches à répétition »

La maternité, le cœur battant de l’hôpital, se trouve au premier étage. C’est le service de la Dre Jessica Dahan-Saal. Arrivée il y a deux ans de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, cette passionnée, spécialiste des grossesses pathologiques, raconte comment son approche du métier a évolué. « Ici, nous sommes une maternité de niveau 1 ; il n’y a pas de pathologies graves. En revanche, les femmes arrivent avec une idée claire de l’accouchement et de la grossesse qu’elles souhaitent ; à nous de décortiquer leur projet en gardant comme priorité la sécurité des soins. De la même manière, nous accompagnons les désirs d’accouchement sans péridurale aussi bien qu’avec. Pas de jugement, c’est notre ADN. Nous souhaitons être en adéquation avec la vie des femmes aujourd’hui, en faire toujours plus pour entendre leurs besoins et y répondre. En septembre, nous allons ouvrir un hôpital de jour pour prendre en charge de façon globale le problème encore tabou des fausses couches à répétition : nous sommes fières de pouvoir annoncer que dans ce lieu, les patientes confrontées à ce problème seront traitées et accompagnées, de l’examen gynécologique aux expertises génétiques. »

Sur la brèche de la santé des femmes depuis sa création, Les Bluets innovent sans cesse. L’initiative suivante est déjà en vue : la création d’un projet « post-trauma », avec la mise en place d’une équipe spécialement formée à la prise en charge de l’accouchement traumatique. « Quand ça se passe mal, c’est-à-dire quand la patiente a ressenti son accouchement comme un traumatisme, il est important de reprendre le fil du dossier avec un obstétricien spécialisé qui viendra décortiquer l’événement. L’équipe comptera aussi un psychologue, car le service de gynécologie obstétrique doit apporter une approche de la santé des femmes dans toute sa complexité », conclut la Dre Dahan-Saal, qui est avec Brice Martin, le directeur de l’hôpital, l’une des têtes pensantes du lieu.

Les étages des Bluets, du planning à la nursery, racontent l’histoire des femmes d’aujourd’hui, dans leur désir d’être mère mais aussi de ne pas l’être ; dans leur vulnérabilité face aux violences, mais aussi dans l’immense puissance protectrice qu’elles déploient les unes pour les autres. La sororité résonne ici dans chaque pièce, dans chaque cœur. 

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