Elles sont belles-mères, belles-doches ou encore belles-daronnes et elles seraient, selon le dernier recensement de l’Insee, 212 000 en France. « Seraient », car la réalité des familles recomposées n’est toujours pas fidèlement comptabilisée aujourd’hui. Un flou qui dit tout de la marge au sein de laquelle évoluent ces personnes qui ne font pas, ou plus, partie d’une cellule familiale nucléaire. « Les familles recomposées disparaissent dans les données sur les familles fournies par le recensement, relève le sociologue Julien Damon, dans son étude Les Familles recomposées, approche sociologique. Celui-ci ne permet pas de distinguer, parmi les familles biparentales, celles qui sont “intactes” [sic] de celles qui sont recomposées. » Malgré le flottement statistique induit par une difficulté à suivre les recompositions et à prendre en compte la garde alternée, 9 % des familles étaient considérées comme « recomposées » en 2020. Autant de familles qui ne sont plus « intactes » mais multiples, protéiformes et qui s’affranchissent des codes familiaux traditionnels pour en inventer de nouveaux. On est loin de la goutte d’eau, pourtant cette terra incognita reste encore peu défrichée. Qui sont ces exploratrices qui tentent de faire famille autrement ?

Marâtre, n. f. (bas latin matrastra, du latin classique mater, mère) : Deuxième épouse du père par rapport aux enfants du premier mariage. Mère dénaturée, mauvaise mère. Cette définition tirée du Larousse est éclairante, bien que consternante. À la fois description factuelle et jugement péjoratif, comme si ces deux acceptions (la seconde épouse et la mauvaise mère) étaient les deux faces d’une même pièce. Une démonstration, s’il en fallait une, de la vision bornée que l’on a de ces femmes qui élèvent les enfants des autres. Un mythe de la femme dragon nourri par des siècles de contes et légendes qui dépeignent une marâtre toujours mal aimable, souvent tortionnaire. Les clichés étant tenaces, certaines femmes entrent dans la belle-maternité du bout de l’orteil, n’osant se mouiller davantage et se voir ainsi coller une étiquette peu valorisante.

 

La belle-maternité s’apprivoise

« J’ai mis du temps à me considérer comme belle-mère, c’est un gros sujet qui m’a pris un an et demi, deux ans, confie Eva, qui est arrivée dans la vie d’une fillette de deux ans et demi lorsqu’elle est tombée amoureuse du père de cette dernière. Je ne disais jamais “belle-mère”, j’essayais de forcer une relation autre, parce que je rejetais ce statut et la vision très pessimiste que l’on en a. » Pour Cécile, belle-mère de deux enfants de 13 et 10 ans, c’est le flou qui entoure ce terme qui ne lui donne aucune envie de s’en voir affublée : « Je ne sais pas trop à quoi “belle-mère” fait référence étymologiquement parlant. Je ne suis pas la mère de ces enfants-là, je fais partie de leur vie mais je ne suis pas une mère de substitution. »

Loin des clichés des anti-héroïnes manipulatrices, les belles-mères naviguent à vue dans un monde qui s’est construit sans elles

Le terme fourre-tout de « belle-mère » désigne à la fois la mère du conjoint ou de la conjointe et la nouvelle amoureuse. Une invisibilisation qui n’aide pas les belles-daronnes à se sentir considérées dans ce rôle, surtout lorsqu’elles partagent la même dénomination qu’une autre figure (injustement) raillée de l’écosystème familial. Mais au-delà du nom, ce sont aussi les attendus de la belle-maternité qui peuvent être un frein. À commencer par la « maternité » contenue dans l’intitulé même de la fiche de poste, qui est une injonction de plus qui pèse sur les épaules des femmes. « Les attentes sociales en termes de belle-parentalité sont aussi genrées qu’en termes de parentalité, précise Fiona Schmidt dans son essai Comment ne pas devenir une marâtre (Hachette, 2021). On admet que les beaux-pères sont peu, voire pas investis alors qu’un investissement moindre de la part d’une belle-mère est considéré comme un manque d’investissement, donc une preuve de négligence. » Emmanuelle Drouet, psychologue et belle-mère récidiviste de deux ados de 11 et 15 ans, souhaite que les femmes mettent un coup de canif dans le costume qu’on aimerait les voir enfiler, le simple fait d’être une femme ne devant pas systématiquement faire de nous des figures d’amour, de dévouement et de douceur : « On attend de la belle-mère qu’elle soit maternelle, mais c’est à nous de rappeler aux hommes avec lesquels on vit que l’on n’a pas forcément à prendre cette place-là. On doit aussi faire un travail sur nous, sur l’image que l’on a de ce que l’on doit être, pour déculpabiliser et accepter d’être dans un rôle un peu différent de ce que l’on imagine. »

Les belles-mères souffrent ainsi d’une pression sociale assommante : il faut qu’elles ne soient ni trop mamans ni trop figurantes, qu’elles s’investissent dans une relation dont la durabilité est le plus souvent corrélée à celle de leur relation amoureuse et qu’elles endossent des responsabilités qu’elles n’ont pas choisies. Qu’elles soient des mères bis, sans garantie que le lien qu’elles construisent maille après maille ne se détricote au premier coup de vent. « Ce qui était très dur la première année, c’était me dire que j’allais participer à l’éducation de cette petite fille mais que, pour mille raisons, on ne se reverrait peut-être plus jamais, confirme Eva. Il faut une sagesse incroyable pour transmettre, investir son temps, son énergie, sans rien attendre et risquer de tout perdre. »

Ces femmes, qui souffrent de n’être ni entendues ni comprises, ont trouvé une parade à ce manque d’écoute au sein de ces communautés qui ne cessent de grandir

Et lorsque ces femmes ne cochent pas toutes les cases qu’elles sont censées cocher au nom de leur utérus, la culpabilité et la remise en question viennent frapper à la porte. « Je me demandais pourquoi je ne me comportais pas comme une belle-mère, avoue Cécile. Pourquoi je ne ressentais pas d’amour pour mes deux beaux-enfants, pas d’élan affectif. Culpabilité qui était alimentée par les reproches de ceux qui ne vivent pas cette situation et qui n’ont pas conscience des difficultés que cela induit. » Loin des clichés des anti-héroïnes manipulatrices, les belles-mères naviguent à vue dans un monde qui s’est construit sans elles, se retrouvant, au nom de l’amour, catapultées dans la vie de bambins plus ou moins autonomes, sans mode d’emploi ni GPS. Pour celles qui sont déjà mères, l’aventure n’en est d’ailleurs pas plus facile. « Être maman ne m’a pas aidée dans mon rôle de belle-mère, confie Emmanuelle. Chaque jour, je vois la différence criante entre l’amour que je porte à mon enfant et celui que je porte à mes beaux-enfants. Et je vis cette différence comme un conflit de loyauté, comme celui que les enfants peuvent avoir à l’égard de leurs parents et beaux-parents. »

 

Libérer la parole et organiser l’entraide

Pour parler de ce conflit de loyauté et de tout ce qui secoue les belles-mères au quotidien, comme la présence parfois trop intrusive de l’ex, la gestion de l’implication financière auprès d’enfants qui ne sont pas les leurs, etc., ces femmes, comme tant d’autres, commencent à parler, haut et fort. À témoigner à travers des podcasts (The Cool Stepfamily, Ma belle-mère bien aimée, D’amour et d’eau salée, Entre, etc.), des comptes Instagram, des médias, comme Les Nichées ou Belle-doche, la newsletter que j’ai imaginée pour permettre aux belles-daronnes de s’ouvrir, sans filtre, sur leurs difficultés autant que sur leurs joies. Sans filtre, c’est aussi la promesse des discussions qui interviennent au sein de groupes de parole. En présentiel, comme le Club des marâtres, créé en région parisienne en 2003 par Marie-Luce Iovane, ou en ligne, avec des groupes WhatsApp qui permettent d’échanger en toute liberté et de trouver des conseils auprès d’autres femmes qui rencontrent des problématiques similaires. « Il est extrêmement difficile d’expliquer aux autres que ce “faire famille”-là implique des sacrifices et des compromis pas forcément consentis de manière éclairée, explique Cécile. On passe pour une égoïste. » Ces femmes, qui souffrent de n’être ni entendues ni comprises, ont trouvé une parade à ce manque d’écoute au sein de ces communautés qui ne cessent de grandir.

Les belles-mères, en essayant de se défaire des oripeaux qui ont été taillés pour elles, inventent de nouvelles manières de faire famille

Mais l’entre-soi ne permettra pas que s’opère un changement de point de vue sur ces nouvelles figures de la parentalité. Le cinéma, qui nous a livré quelques récits au compte-goutte de la famille recomposée, s’intéresse davantage à la figure de la belle-mère moderne, qui fait de son mieux pour que ça fonctionne. La série Jeune et golri nous offre un portrait rafraîchissant de belle-doche cool, quand le film Les Enfants des autres dépeint une figure avenante, bien que trop sacrificielle, de la belle-mère. On peut toutefois regretter l’absence de nuances ou de personnages qui reflètent d’autres manières d’être en belle-daronnie à l’image des childfree qui ne veulent pas d’enfant et s’en portent très bien, des indépendantes qui refusent de fusionner au sein d’un même foyer, des pragmatiques qui s’investissent à la hauteur de ce qu’elles estiment juste et qui refusent la charge mentale liée à leur bel-enfant. Les belles-mères, en essayant de se défaire des oripeaux qui ont été taillés pour elles, inventent de nouvelles manières de faire famille, parfois délestées de l’amour inconditionnel qui coulerait dans les veines des parents, mais souvent avec respect et considération pour les êtres qui se développent à leurs côtés. « Ces enfants se construisent avec plein de personnalités référentes autour d’eux, autant de personnes-ressources qui vont les aider à s’affirmer, se trouver », se réjouit Cécile. Puisqu’il faut tout un village pour élever un enfant, il serait temps de réhabiliter la figure de la belle-mère et de la voir sous un nouveau jour : celui d’un parent bonus avec qui faire équipe. 

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