Apprendre à être mère
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On n’est pas préparé aux grandes histoires de notre vie, même si on y a beaucoup pensé, même si on en a longtemps rêvé. On n’est jamais prêt, même si on l’a attendue des années, à ce que l’arrivée d’un enfant produit en nous.
Il nous faut donc apprendre à composer avec cette vie, qui se présente comme aucune autre, sous la forme la plus fragile et la plus imposante à la fois, cette vie qui ne tolère aucun délai, cet impératif qui relègue le reste de l’existence au second plan.
La naissance de l’enfant nous déloge parfois brutalement de l’endroit où l’on pensait être, dans sa vie, dans son rapport aux autres, dans son travail. Elle suspend les anciennes évidences, les certitudes. Elle dévoile aussi le souci « naturel » des autres qui pré-occupe souvent l’esprit des filles et des femmes, sans toujours qu’elles en évaluent l’ampleur.
« L’enfant, paradoxalement, nous rend cette première place. Pour la première fois peut-être surgit ce sentiment que notre existence est nécessaire, vitale »
Mais par l’exigence continue de présence et de soin, le petit enfant reconfigure le partage de l’attention et de l’in-quiétude, ce mouvement intérieur qui tend sans cesse vers l’autre, en décrypte les besoins, les anticipe, les aménage. Devenir mère, c’est prendre conscience de cet apprentissage implicite qui a été le nôtre, depuis l’enfance : à traduire, prévoir, faciliter, aménager le réel pour d’autres que soi. C’est avoir intériorisé l’idée d’être pour un autre, au moins autant que pour soi. La présence impérieuse de l’enfant, parce qu’elle expose soudainement cette disponibilité absolue du parent et sans doute plus encore de la mère, interroge toutes les subordinations, même douces, que l’on avait tolérées.
On découvre, étonnée parfois, qu’on était moins libre qu’on le croyait, qu’on avait accepté sans ciller des compromis informulés, un rôle mineur, second ou plus exactement un rôle relationnel où les désirs se recroquevillent au fur et à mesure qu’on grandit.
Et l’enfant, paradoxalement, nous rend cette première place. Pour la première fois peut-être surgit ce sentiment que notre existence est nécessaire, vitale. Alors que nous lui sommes dévouées jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’oubli de nous-mêmes, au moins dans ses premières années, l’enfant fait apparaître, au milieu d’expériences déroutantes et renouvelées d’impuissance (à le consoler, l’endormir, le calmer, le comprendre), notre puissance insoupçonnée. En ce sens, on pourrait dire qu’apprendre à devenir mère, c’est apprivoiser une force, y compris dans la maladresse et le découragement, c’est découvrir une résistance, une endurance dont on ne se croyait pas capable. Et dans ce débordement qu’expérimente le parent, et la mère plus encore puisqu’elle perd ses « bords », ses contours, sa figure dans les transformations de son corps et l’usage multiple qu’en fait sa progéniture (se nourrir, s’y endormir, l’escalader, le coiffer sans ménagement), dans ce débordement de son temps aussi qui n’est plus à elle mais se déploie dans de multiples tableaux qu’il faut réussir à conjuguer, dans toutes ces formes de débordements, la mère apprend à « poser des limites » aux autres et pour soi.
On découvre, étonnée parfois, qu’on était moins libre qu’on le croyait
Des limites à la dévoration, à l’empiétement, à l’intrusion, dont elle prend la mesure dans son existence. C’est dans cette aliénation première, vitale et archaïque de la mère à son petit enfant, que surgit, de manière à la fois contradictoire et nécessaire, ce besoin d’une redéfinition et d’un refus de ce qui, socialement, politiquement, affectivement, réduisait ses aspirations, les étouffait avant même qu’elles n’émergent clairement à la conscience.
Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est sans doute que les mères apprennent à et avec leur enfant à exiger et à défendre cette affirmation en première personne. C’est aussi le fait que les mères plus âgées et les grands-mères sortent du silence et dénoncent cette minorité dans laquelle on les a longtemps enfermées. C’est parce que les femmes pensent, fortes de leur puissance longtemps sous-estimée ou sciemment dévaluée, un autre ordre du monde qui préserve la vie dont elles ont éprouvé le prix et la fragilité à chaque moment de leur existence. Ce qui est nouveau, c’est que les toutes jeunes filles s’inscrivent dans ce chœur des mères, comme si elles l’étaient devenues avant nous, exigeant une liberté d’agir et un droit d’espérer un monde où d’autres enfants pourront naître.
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