Qu’évoque pour vous la fête des Mères ?

Spontanément, étant une enfant de la guerre, cette fête est un mauvais souvenir lié à Pétain. Et à sa devise : « Travail, Famille, Patrie ». Ce n’est pas ma porte d’entrée dans la maternité. Fêter une mère est cependant essentiel. Cela représente la reconnaissance d’un lien absolu et unique, irremplaçable. J’ai écrit un texte, qu’on trouve sur le site Cairn, intitulé « “Manger froid” ou la dette de vie selon Romain Gary », en référence à l’évocation de l’amour maternel par l’écrivain au début de La Promesse de l’aube.

Pourquoi dites-vous que, quand une femme devient mère, elle va à la rencontre de sa propre mère ?

Je pense que la première maternité est fondatrice. Et je précise : la première maternité d’un enfant vivant. Non seulement mettre au monde un enfant, mais aussi avoir à s’en occuper. Pour la plupart des femmes, le passé revient en masse pendant la grossesse. En particulier, la qualité du lien initial avec sa propre mère, pour le meilleur et pour le pire. Si ce lien a été inadéquat, voire abandonnique, alors peuvent revenir au conscient des souvenirs quasi agoniques. Dans la clinique de l’infertilité, bien des femmes sont infertiles sans raison biologique. Le premier lien avec leur mère, s’il fut de mauvaise qualité, a pu les marquer du non-désir d’enfants, même si elles disent qu’elles en « veulent » – elles veulent, mais elles ne « désirent » pas.

Qu’est-ce qu’une mère, aujourd’hui ?

C’est quelqu’un qui a traversé une crise existentielle que seules les mères traversent, une crise sans retour en arrière avec, à l’horizon, un avenir incertain. Cette crise est faite d’événements physiologiques incroyables. D’un point de vue anatomique et psychique, l’idée de fabriquer un être humain à l’intérieur de soi puis d’en accoucher est toujours une expérience puissante. Être mère, c’est aussi être envahie pendant les vingt-trente premiers mois de l’enfant d’une préoccupation permanente, ce qu’aucune femme ne peut se représenter avant de l’avoir traversé elle-même, quoi qu’on lui en ait dit.

Est-on mère avant d’être mère ? Vous parlez d’enfant rêvé, imaginé. Cela commence quand, d’être mère ?

Cela peut commencer très tôt chez les petites filles. J’en revois une, descendant il y a longtemps la Seine en bateau-mouche et passant vers Javel où, en l’absence de quai, les immeubles plongent directement dans le fleuve. Elle m’a dit : « Ça doit être un bel endroit pour attendre un enfant. » Elle avait 8 ans. C’est intéressant de voir que le désir d’avoir un enfant était déjà là. Ce n’est d’ailleurs pas propre aux petites filles. Freud disait qu’avoir un bébé était la préoccupation de tous les enfants, sans aucune idée de la façon dont cela se fabrique. Plus tard, les garçons auront à faire le deuil de cette procréation biologique.

En quoi la naissance est-elle « une rencontre saisissante de la violence humaine » ?

Accoucher, même lorsque cela se passe sans douleur, c’est éprouver son corps qui s’ouvre de façon absolument involontaire. Une poussée de l’intérieur. Les femmes les plus anesthésiées sont stupéfaites de cette force qui ne ressemble à rien d’autre. Et aussi de voir que sort un être humain. La sensation est prodigieuse. Même chez celles qui avaient décidé d’abandonner leur enfant à sa naissance. On a pu mettre un drap pour qu’elles ne voient pas le nouveau-né. Cela ne les prive pas de l’expérience. Et certaines décident finalement de le garder en dehors de toute raison, même si elles sont dans une grande précarité.

« D’un point de vue anatomique et psychique, l’idée de fabriquer un être humain à l’intérieur de soi puis d’en accoucher est toujours une expérience puissante »

Qu’est-ce qui a changé chez les mères depuis la guerre ?

Deux choses importantes au moins. La première c’est la contraception, qui est une révolution anthropologique. Moins pour avoir des enfants que pour ne pas en avoir. Elle rend un grand service à des femmes qui ont eu des débuts traumatiques dans la vie et ne sont pas encore aptes à devenir des « mères adéquates », selon l’expression du grand pédiatre britannique Winnicott (1896-1971). Il dit qu’il ne suffit pas d’être une mère bonne, mais qu’il faut être une « mère suffisamment bonne », « a good enough mother » en anglais.

C’est la découverte des trente dernières années : l’humanisation de l’humain ne va pas de soi

L’autre révolution, c’est d’avoir mis au jour le caractère vital des premiers soins au bébé. On connaissait les enfants-loups, comme Victor de l’Aveyron, qu’on supposait avoir été élevés par des animaux. Mais surtout, après l’effondrement du régime Ceausescu en Roumanie, on a découvert ces orphelinats mouroirs où des enfants très jeunes n’avaient de contact physique avec personne. Même les biberons étaient donnés sur des pieds à sérum, comme des perfusions. Ils ne recevaient aucun geste empathique. Dans ce modèle expérimental que nul autre n’aurait osé fabriquer, la mortalité était énorme, et les petits qui survivaient tombaient dans un profond marasme, n’avaient ni pensée ni langage. Ils n’étaient pas humanisés. C’est la découverte des trente dernières années : l’humanisation de l’humain ne va pas de soi. Ce n’est pas dans notre programme génétique humain que de devenir un être humain. La génétique fournit le capital. Et l’épigenèse [l’influence de l’environnement sur la façon dont les gènes vont s’exprimer] façonne l’être humain. Le rôle de la mère est ici essentiel. Pendant la guerre, le psychiatre américain René Spitz avait le premier observé que les bébés des femmes tuberculeuses qui étaient séparés de leurs mères et laissés à des nurses peu empathiques se laissaient mourir.

Existe-t-il un instinct maternel ?

Selon moi, la dimension instinctuelle qu’on observe chez les animaux proches de nous – par exemple, les chiens ou les chats –, les conduites spontanées qu’ils adoptent pour s’occuper de leurs petits, n’existent pas chez l’humain. L’instinct est une somme de conduites, dictées à l’insu du sujet, qui préexistent à la conscience. Le seul instinct qui subsiste chez l’humain est l’instinct de survie. Même les suicidés qui se jettent à l’eau essaient de nager. Il n’existe pas d’instinct maternel à proprement parler. La culture façonne la nature.

En quoi la grossesse peut-elle être un « nirvana » ?

Pour les femmes qui vont bien, c’est un moment magique hors du temps, hors des préoccupations habituelles. Hors des contingences ménagères ou matérielles. Beaucoup de femmes luttent contre celles-ci et ne demanderaient qu’à se laisser aller. C’est un moment si rare dans une vie.

Vous dites que certaines femmes ont, face à leur nouveau-né, un regard de madone. Que signifie ce regard ?

J’ai beaucoup regardé les représentations de la Vierge à l’Enfant dans la peinture. Les vierges primitives des mosaïques de Ravenne, par exemple, sont des figures hiératiques. Ce sont des affiches, des injonctions à la foi, sans rapport avec la réalité. Mais, à la Renaissance, on s’est efforcé de trouver des modèles. Il s’agissait de femmes jeunes, pauvres et, souvent, enceintes, comme le raconte le Caravage. J’ai regardé avec attention les échanges de regards entre ces vierges peintes et leur petit. Très souvent, elles ne regardent pas l’enfant. Elles regardent à l’intérieur d’elles-mêmes. En particulier chez Botticelli ou dans le tableau La Vierge de Melun, ce portrait extraordinaire d’Agnès Sorel, la favorite de Charles VII, par Jean Fouquet. C’est le signe que la femme enceinte est centrée sur elle-même, sur ses souvenirs, sur sa propre enfance, sur la mère qu’elle a eue. Devenir mère, précisément, c’est faire ce bond entre l’intérieur de soi et l’appel soudain à s’occuper d’un étranger qui réclame une complète attention.

Que transmet la mère au départ ?

Tout. La grossesse dure 39, 40 semaines. L’enfant in utero est « mûr » à la 23e ou 24e semaine. Ses systèmes sensoriels sont alors prêts à fonctionner, sauf la vue. La mère doit répondre à toute cette sensorialité qui est en attente. Les premiers soins créent les premiers liens. Il faut répondre à cet enfant qui a besoin d’être touché, tenu, contenu, qui a besoin qu’on lui parle, qu’on le renifle, qu’on le regarde. L’enfant humain est complètement immature, à la différence du petit cheval. Le cerveau humain n’a constitué son stock de synapses que vers 3-4 ans.

Est-on une mère comme toutes les mères quand on n’a pas porté un enfant ?

Le problème, qui en théorie ne concerne pas la France, est la gestation pour autrui, la GPA. Il y a commerce, vénalité. On sait que chez les enfants adoptés, un des noyaux de leur mal-être est souvent qu’ils ont été achetés. La dimension commerciale peut leur être insupportable, les amener à ressentir un préjudice. Quand la femme n’a pas vécu la grossesse, la question essentielle est celle des premiers soins. Elle est a priori moins préparée qu’une mère naturelle à établir ces premiers liens. Mais l’empathie ne s’enseigne pas, et bien des femmes en sont dotées, même si elles ne sont pas mères.

À peine sorti du ventre de sa mère, l’enfant commence à ouvrir grand les yeux et à chercher

Dans le cas d’une GPA, la femme à qui l’enfant est confié à la naissance ne devient pas nécessairement mère. J’ai vu des femmes adopter un enfant à l’étranger et qui, de retour en France, le donnaient à élever à une baby-sitter. À l’inverse, j’ai vu un homme garder un enfant dont sa compagne, la mère, ne voulait pas. Il a évolué de façon saisissante. En quatre ans, le petit allait très bien. Un homme est tout à fait capable des premiers soins envers un bébé. Il peut trouver en lui-même les ressources féminines.

La prise en charge des mères s’est-elle améliorée ?

Non, elle est au contraire en régression. La Protection maternelle et infantile (PMI), qui était une institution remarquable, a été dépecée, comme le reste du service public. Autour de 1860, les ouvrières parisiennes requises par le travail en usine laissaient leurs enfants, qui étaient alors emmenés par centaines en chariot dans l’Yonne, principalement. La plupart mouraient. Les survivants étaient allaités par des nourrices. Le préfet de l’Yonne, qui était médecin, s’est alarmé de cette situation. C’est lui qui a proposé une loi de protection des mères, des nourrices et des enfants, à l’origine de ce qui est devenu la PMI après 1945. On voit maintenant sortir de la maternité des femmes en grande précarité, sans domicile. On ne sait où elles vont aller avec leur bébé.

Pourquoi, chez vous, cette passion pour la naissance ?

J’ai fait médecine sans vocation, car ces études étaient totalement gratuites et je n’avais pas de moyens familiaux. Je me suis passionnée pour l’embryologie. J’étais éblouie de voir comment se fabriquait un être humain. Je voulais aussi comprendre comment le psychique, l’âme, l’esprit s’inscrivaient dans le biologique. Cela reste ma question, et je ne l’ai toujours pas résolue ! Le fœtus, je l’ai dit, a tous ses sens prêts à 25 semaines, sauf la vision. L’activation de la rétine a besoin d’un stimulus spécifique, la lumière. À peine sorti du ventre de sa mère, l’enfant commence à ouvrir grand les yeux et à chercher. Il rencontre le regard de sa mère, et c’est alors que tout commence. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

Vous avez aimé ? Partagez-le !