Plus qu’une bascule, ce fut un effondrement. Brutal, soudain, total, inattendu. Aux premières heures de ce dimanche 15 août, Kaboul vaquait à ses occupations. Le gouverneur de la Banque centrale était en réunion, des humanitaires se rendaient chez des amis, les journalistes préparaient leur compte rendu quotidien, de jeunes Afghans, filles et garçons mêlés, se retrouvaient au café, les télévisions et les radios bourdonnaient, les marchands du bazar sortaient leurs étals. Il faisait beau, 30 degrés, les habituelles brumes de pollution commençaient à couvrir la capitale de plus de 5 millions d’habitants d’un léger voile irisé qui gommait les pics environnants tachetés d’un duvet neigeux.

Des cerfs-volants étaient-ils de sortie ? Je ne sais pas, je n’y étais pas : j’aurais dû y être une semaine plus tard. Une semaine trop tard ! Je n’ai pu que suivre, incrédule, les événements à distance. Il était probable que Kaboul chute quelques semaines, quelques mois après le 31 août, terme fixé pour le retrait des troupes américaines. Mais que Kaboul chute, en un claquement de doigts, sans un coup de feu, deux semaines avant la date butoir, personne – je crois – ne l’avait envisagé, ni même imaginé. Il y avait un président, un gouvernement, une armée, une police. Ils étaient là, ils existaient. Au début de l’année, dans le cadre d’un repérage documentaire pour 13 Productions, j’avais vu les soldats aux barrages érigés à travers la capitale, fusil-mitrailleur en bandoulière, casque, uniforme et rangers. Ils m’avaient examiné, comme tous les passagers de chaque véhicule. Je croisais souvent ces jeeps américaines à l’allure de gros bourdons, équipées de mitrailleuses lourdes et occupées par les forces spéciales afghanes mises sur pied après vingt ans de coopération avec l’Occident, qui les a formées et financées.

Il y avait un peu plus de dix ans que je n’étais pas revenu en Afghanistan, pour des raisons que j’expliciterai plus tard. Les odeurs du bazar de Kaboul étaient les mêmes, puissantes, acres : des effluves de charbon de bois sur fond capiteux d’épices, mêlées aux coulées de sang frais des bouchers découpant la viande sur leurs tréteaux dans la rue. La police n’avait pas changé non plus : mêmes uniformes que les époques précédentes – celle du régime communiste laissé en héritage par les Soviétiques (1989-1992), celle des moudjahidine (1992-1996), puis celle des talibans (1996-2001), même indolence, même inefficacité. J’étais dans un tableau aux variations subtiles : la même trame mais avec, de-ci de-là, quelques touches et légères déformations superposées.

J’avais retrouvé sur le tarmac de l’aéroport – celui-là même qui est au cœur des évacuations – plusieurs carcasses d’avions restées figées depuis mon dernier séjour mais, quelques pas plus loin, dans un hall au carrelage ciré, je m’étais heurté à d’improbables affiches publicitaires vantant des parfums et des téléphones. Des amis avaient proposé de venir me chercher, ils étaient arrivés en voiture blindée et il m’avait fallu quelque peu insister pour circuler le lendemain dans un taxi « normal ». J’avais découvert de nouveaux immeubles avec ascenseurs, espaces sportifs et vue dominante sur les immenses faubourgs au ras du sol de Kaboul, de nouveaux restaurants, des magasins à profusion, des cyclistes équipés comme pour le tour de France.

Et ce dimanche 15 août, tout s’est effacé : le président, le gouvernement, l’armée, la police… D’un coup, il n’y eut plus personne. Que le vide. Un mirage évanoui. Kaboul ville ouverte. Et des dizaines de milliers d’Afghans qui y avaient cru et qui s’étaient installés dans cette vie, des milliers d’étrangers qui y avaient aussi cru et qui s’étaient également installés dans cette vie, se découvraient brutalement submergés par les sables talibans surgis du fin fond des provinces himalayennes du Nord et de l’Est, ou désertiques du Sud et de l’Ouest, sans que nul ne s’oppose – au-delà de la gesticulation – à leur avancée, pas plus les autorités afghanes que leurs « alliés » occidentaux.

Que s’est-il passé ?

Je reçois à l’instant – cette interrogation à peine formulée – un mot sur les réseaux sociaux d’un jeune Afghan qui, au début de l’année, m’a aidé à rencontrer Ahmad Massoud, le fils du commandant Massoud. Voici ce qu’il m’écrit : « Monsieur Patrick, j’espère que vous allez bien. Aidez-moi à sauver ma famille. Je suis à la maison à Kaboul avec mes enfants dans une mauvaise situation. S’il vous plaît, aidez-moi à me faire venir en France parce que je suis menacé de mort en raison de mes contacts avec la famille Massoud. »

Que lui dire ? Que lui répondre ? Que je ne peux rien faire, ce qui est la stricte vérité ? Qu’il faut tenir, espérer, mais espérer quoi ? Je cherche sans trouver. Je me souviens des mots prononcés au parlement anglais voici quelques jours, le 18 août, par un élu conservateur, ancien militaire en Afghanistan. Tom Tugendhat parlait de la défaite, de ce goût de la défaite qu’il avait éprouvé, soldat, le jour où une mère afghane lui avait tendu son enfant mort : « Nous ne pouvions rien faire, c’était trop tard. Voilà à quoi ressemble la défaite. »

Je dois répondre au message reçu. Je ne parle pas de défaite. Je dis qu’il faut tenir, se cacher, faire profil bas, que le pire n’est jamais certain, qu’il faut croire en l’avenir, s’accrocher. Des mots, que des mots. Comme des milliers d’autres qui à travers le monde reçoivent de semblables messages – humanitaires, journalistes, experts, amoureux de l’Afghanistan, chercheurs, historiens, archéologues, soldats, gouvernants –, je n’ai que cela à proposer.

Que s’est-il passé ?

Des images du début de l’année font irruption : les traits tirés d’une romancière afghane publiée aux États-Unis, séparée de son mari, m’assurant avec force devant son fils que jamais elle ne quitterait Kaboul, même sous domination talibane ; la voix tremblante, épuisée, d’une réalisatrice suivant un groupe de femmes engagées dans les négociations de « paix » avec les talibans à Doha (Qatar).

Ces images s’accolent à celles de l’évacuation éperdue à l’aéroport, de l’intrusion des talibans dans le bureau présidentiel déserté, des familles terrées dans leur intérieur sans plus oser en sortir tandis que les talibans pénètrent dans Kaboul, l’investissent, s’en saisissent par toutes les artères, les nerfs. Un viol ? L’idée m’a effleuré, mais je la récuse. Elle n’est pas juste. Kaboul, lâchée par les États-Unis, s’est donnée ou a été livrée. Les deux.

Pour saisir ce qui s’est passé, il faut évoquer l’Afghanistan hors Kaboul, un pays pauvre parmi les plus pauvres, où on ne cultive pas le pavot pour s’enrichir, mais pour survivre. Où que l’on soit, dans cet espace balayé par les vents d’Asie centrale, la terre est sèche, rude, rocailleuse, poussiéreuse. Pour en tirer de quoi subsister, il faut des trésors d’imagination, de patience, de travail. Le blé planté dans d’étroites parcelles labourées par des attelages de bœufs, d’ânes ou de chevaux y est coupé à la faux ou à la serpette par des femmes et des enfants ployés en deux. L’irrigation est assurée par des réseaux de canaux vieux de plusieurs centaines d’années, adossés en serpentins longs de dizaines de kilomètres aux flancs de montagnes vertigineuses. Les habits des villageois sont les mêmes que ceux que l’on peut voir sur les gravures narrant les défaites de l’armée impériale anglaise au xixe. Depuis, les rochers se sont à peine émoussés et les déserts pas plus corrodés.

C’est là le cadre hostile où hommes, femmes et enfants issus d’une mosaïque de peuples – Pachtouns, Tadjiks, Hazaras, Ouzbeks, Turkmènes, Kouchis… – vivent de toute éternité comme des tiques accrochées à la plus importante balafre géologique de la planète : des montagnes à huit mille mètres, des steppes à l’herbe rabougrie, des déserts plats comme le dos de la main.

Chaque vallée, chaque oasis, chaque labour, chaque pâturage est ici l’objet d’incessantes convoitises, source d’innombrables conflits réglés par la force des armes et des alliances locales. Le sang coule parfois, les fidélités oscillent. Le passage du temps est marqué par les saisons, plus que par les jours ou les mois. Au-delà, c’est ailleurs, un autre monde. Les cols ou les déserts sont franchis par les commerçants, les bandits ou les envahisseurs. Ce sont eux qui apportent les nouvelles, eux aussi qui bouleversent les fragiles équilibres.

Comme à l’échelle du village, on les combat, on fait allégeance ou le dos rond : cela dépend de ce qui est apporté. Dans ces immensités fixes, l’homme accroché à sa terre sait par nécessité se faire mouvant, fluctuant, malléable. On ne peut le lui reprocher : il n’a autour de lui que rocs, poussière, sable. Et Kaboul, la capitale si lointaine, si mystérieuse, dont le pouvoir ne s’est jamais vraiment étendu sur le pays, est l’incarnation d’une idée, celle de la nation afghane, à laquelle chacun se raccroche pour s’en disputer les faveurs comme on tire le lait d’une vache.

C’est cela l’Afghanistan. Et l’islam bien sûr, dont les cinq prières quotidiennes rythment la vie de tous et dont les prescriptions font tronc social, créant un sentiment d’unité là où, profondément, il n’est que besoins vitaux à satisfaire.

Pendant les années d’occupation soviétique (1979-1989), les États-Unis et l’Occident se gardèrent de toute interférence directe, choisissant de mener une guerre par procuration contre Moscou. Les troupes soviétiques parties, Moscou défait, les regards se détournèrent aussitôt. Avec la chute du mur de Berlin et la fin de la « guerre froide », un nouveau monde s’annonçait. L’Afghanistan n’était plus à l’ordre du jour. On pouvait s’y déchirer avec les armes déversées par les Soviétiques et les Occidentaux, on pouvait voir les fractures de l’islam s’y creuser, on pouvait y assister à un effondrement. Quelle importance ?

Le désespoir est un terreau fertile. La faim tenaille, l’incertitude dévore, le désordre absolu nourrit le rêve d’un ordre idéal. Advint le temps des prophètes. L’heure des talibans avait sonné.

Le mouvement des « étudiants en religion », apparu au Pakistan, l’ancien canal d’alimentation en armes de la résistance aux Soviétiques, proclamait vouloir ressusciter un Afghanistan idéal, traditionnel, régi par la seule règle islamique et les coutumes ; un monde harmonieux où chaque « chose » trouvait sa place : les femmes, vouées à la réclusion ; les voleurs, soumis aux verdicts des docteurs de la loi qui décidaient de leur trancher la main ; les enfants, astreints en guise d’éducation à ânonner par cœur les versets coraniques.

Mouvement millénariste prônant le retour à la pureté d’un islam originel, synonyme de fierté retrouvée, les talibans n’étaient pas une création mais une recréation. Un siècle plus tôt, de passage dans la région de Malakand (dans l’actuel Pakistan), le jeune Winston Churchill, officier militaire et correspondant du Daily Telegraph, les avait croisés en pleine insurrection contre l’empire des Indes : « Alors le mollah élèvera la voix et leur rappellera d’autres jours […] où la vraie religion a marché à grands pas, fièrement, à travers la terre, et dédaigné de rester cachée et négligée parmi les collines », notait le futur Premier ministre britannique.

Dans les années 1990, les talibans s’adaptent au contexte du moment : ils ne font plus face à l’empire, mais à l’anarchie. Il n’y a plus d’étrangers à bouter hors d’Afghanistan, mais des fidèles oublieux de leurs devoirs et obligations qu’il convient de remettre dans le droit chemin. Le mouvement est nationaliste : l’ordre est le maître mot, le Coran la clé, l’islam le ciment.

Kaboul tombe entre leurs mains en 1996. « Un pas positif », déclare la secrétaire d’État américaine, Madeleine Albright. L’appréciation atteste des liaisons dangereuses entretenues de longue date par les États-Unis avec les mouvances fondamentalistes rassemblées derrière le drapeau taliban.

Tenu aux États-Unis pour un héros de la résistance aux Soviétiques, le commandant Djalaluddin Haqqani est un pilier du mouvement. Il est aussi celui qui fait le lien avec le parrain pakistanais et les combattants étrangers d’Al-Qaïda, la « base » d’Oussama Ben Laden. Vivant en reclus à Kandahar, la grande ville du Sud afghan, le mollah Omar – que l’on dit analphabète – est le chef du mouvement, le « commandeur des croyants ».

L’ordre taliban s’impose sans difficulté dans les campagnes, rassurées par un retour aux temps séculaires. Dans les villes, c’est plus compliqué. Aux entrées de Kandahar, on découvre des centaines de mètres de bobines de film éventrées et dévidées ; l’islam interdit toute représentation humaine, affirment les talibans. À Kaboul, de nombreuses pièces du musée national sont saccagées : sculptures défigurées, personnages des peintures et gravures effacés, les antiques bouddhas de Bâmiyân explosés. Des autodafés de livres sacrilèges sont organisés. La danse, la musique, le théâtre sont proscrits. La femme, pécheresse, impure et tentatrice, est reléguée. Dans l’univers taliban, il n’est de place que pour le travail et la dévotion. Les administrations afghanes brinquebalent aux mains de ces hommes de Dieu qui ne savent les diriger. Les campagnes respirent, les villes se figent. Le ministère des Vices et des Vertus devient le bras armé du régime.

J’ai vu ces années-là. Kaboul était spectrale, une prison à ciel ouvert. Chaque vendredi, justice était rendue au stade : des officiants tétanisés en blouse chirurgicale bleue coupaient les mains ou abattaient les justiciables déposés, souvent drogués, au milieu du gazon, au point exact où débutent les parties de football. J’ai eu des discussions sur l’adultère avec des responsables talibans qui m’expliquaient que, non, ce n’était pas un meurtre puisque la fautive n’était pas tuée par des mains humaines, mais par le fracas d’un mur poussé par un bulldozer qui s’abattait sur elle. Un autre m’expliqua que la femme était comme cette tasse de thé ébréchée qu’il avait là, entre les mains, et il la jeta par-dessus son épaule. Dans l’univers urbain, si éloigné du monde rural afghan, l’emprise de la religion se faisait totalitaire alors qu’elle coulait de source partout ailleurs – imprégnant et rythmant naturellement un quotidien borné par une géographie farouche, inexpugnable.

Cette collision de mondes, je la compris en tombant un jour sur une assemblée de petits chefs talibans assis en demi-cercle dans les fauteuils d’une villa de Kaboul autour d’un poste de télévision. À l’écran défilaient les images d’un programme retransmis par un satellite tournoyant en orbite autour de la Terre. C’était alors relativement nouveau. Les chefs talibans arrivaient de leurs redoutes isolées, barbe teinte au henné et turban encore poussiéreux. Ils étaient figés, raides, comme captivés, hypnotisés. Je me suis avancé. Le nom de la chaîne était incrusté sur l’image à l’écran : Fashion TV. Des mannequins défilaient les unes après les autres dans des tenues affriolantes sur des podiums illuminés par des spots à Dubaï, Paris, Londres, New York, Singapour… Ils avaient tous les yeux rivés sur ces images. Qu’en pensaient-ils ? Je ne peux le dire, je ne pouvais que constater le choc intense.

C’était à la fin des années 1990. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population afghane a moins de trente ans. La mémoire de cette période s’est fanée. Les rangs des talibans à nouveau maîtres de Kaboul sont jeunes, à l’image du pays : comme la population, les combattants disposent de téléphones portables. Leur saison 2 ne peut être un simple décalque de la saison 1.

Le 9 septembre 2001, Ahmad Chah Massoud, « le Lion du Panchir » et dernier opposant à l’ordre taliban qu’il accusait de visées terroristes, était assassiné par un commando de tueurs s’étant fait passer pour des journalistes. Deux jours plus tard, les tours jumelles du World Trade Center s’écroulaient à New York. Dans les semaines qui suivirent, les talibans furent chassés de Kaboul et donc du pouvoir par une opération américaine lancée en représailles sous l’intitulé « Guerre au terrorisme ». Ayant accueilli le chef d’Al-Qaïda Oussama Ben Laden, maître d’œuvre de l’attentat aux trois mille morts américains, l’ayant protégé, ayant accepté la création de camps d’entraînement, les talibans se refusèrent à livrer leur hôte. Ils furent balayés.

Le rouleau compresseur était irrésistible. L’Europe, l’Otan furent aspirées. Le mollah Omar, le « commandeur des croyants », s’enfuit sur une motocyclette. Sa mort fut cachée pendant deux ans. Oussama Ben Laden trouva refuge dans le repaire de Djalaluddin Haqqani, proche du Pakistan, et parvint à se glisser entre les mailles du filet.

Le conflit militaire fut gagné comme on cueille une fleur. La technologie, la puissance, l’argent, les troupes s’engouffrèrent dans les montagnes et les déserts afghans en un flot brutal et soudain.

Restaient deux points : démanteler les réseaux terroristes et bâtir la paix. Le premier fut l’objet d’une attention et d’une ténacité constante : des centaines d’activistes et militants furent arrêtés et emprisonnés à Guantanamo, des centaines d’autres furent tués par des commandos ou des drones. Le second – bâtir la paix – fut délaissé, car très vite l’agenda de Washington bascula : à la guerre contre le terrorisme lancée en Afghanistan, les États-Unis décidèrent d’ajouter un second front, l’Irak, accusé – c’était un mensonge – de détenir des armes de destruction massive.

La focale se déplaça. La guerre en Irak, déclenchée en 2003 après une intense campagne diplomatique, monopolisa toutes les attentions tandis que la question afghane était tenue pour réglée. Ce qu’elle était, en apparence. Dans les années d’après 2001, des myriades d’organisations humanitaires s’installèrent à Kaboul au milieu des contractors américains – ces paramilitaires privés engagés comme sous-traitants pour suppléer l’armée des États-Unis dans les basses besognes. Sans que nul ne le décide vraiment, sans qu’il ne soit véritablement question de « nation building » pour les dirigeants occidentaux lancés dans la guerre au terrorisme, Kaboul se mit à l’heure de l’Occident : démocratie, droits de l’homme, droits de la femme. Ce fut une inclinaison nette, brutale, comme une prise branchée en direct sur les capitales occidentales tandis que le pays profond restait dans sa solitude et son obscurité.

C’est dans ces années-là, vers 2010, que j’ai renoncé à me rendre régulièrement en Afghanistan. Le hiatus était trop grand, trop fort. Je ne reconnaissais plus ce pays. Les promesses, jamais vraiment formulées, toujours implicites, me semblaient dessiner une illusion. J’aurais aimé y croire, je ne le pouvais pas.

J’ai suivi de loin les événements. Le lent retour sur scène des insurgés ; les heurts de plus en plus fréquents, violents, entre les postes avancés des troupes occupant le terrain et des talibans invisibles, un jour civils, un autre combattants. Il y eut des montées en puissance des forces militaires étrangères – jusqu’à 130 000 soldats déployés, des Américains, des Français, des Britanniques, des Allemands… –, puis des retraits. Des milliards de dollars furent déversés, dont une bonne partie revenait en Occident, le reste étant dispersé dans la poussière afghane et des poches corrompues.

Oussama Ben Laden fut tué en 2011 par les forces spéciales américaines à Abbottabad, au Pakistan. Barack Obama assista en direct de la Maison- Blanche à l’opération – la photo du président américain entouré de ses plus proches conseillers fit le tour du monde. Les États-Unis l’avaient emporté après dix ans de traque. Il fallait fermer le ban.

On changea de doctrine : de la guerre traditionnelle, on passa à la guerre contre-insurrectionnelle, puis à la création presque ex nihilo d’une armée afghane. Comme d’habitude, comme toujours, les responsables politiques de Kaboul se disputaient les faveurs des parrains étrangers – les États-Unis, le Golfe, l’Occident, le Pakistan, la Russie, l’Iran – et les allégeances locales.

Tout se brouilla. L’usure, la fatigue, le bourbier. Les seigneurs de guerre toujours aux manettes vieillirent, le souvenir des années talibanes s’effaçait, l’incurie de l’État afghan fut dénoncée. Kaboul se fit frondeuse, pas rebelle : indolente.

Donald Trump décida du retrait, Joe Biden l’entérina. Des négociations furent engagées fin 2020 à Doha, la capitale du Qatar. Les États-Unis discutèrent en tête-à-tête avec les talibans des conditions de leur départ tandis que les autorités de Kaboul, divisées, se voyaient sommées de trouver un terrain d’entente avec leurs adversaires. « République islamique » contre « Émirat islamique », deux projets inconciliables.

Les pourparlers interafghans piétinèrent tandis que Washington multipliait les gestes envers les talibans : libération massive de prisonniers, accord de non-agression entre forces américaines et talibanes, confiance affichée dans la promesse de ne pas faire de l’Afghanistan un havre du terrorisme international.

Exclues de l’essentiel des négociations et contraintes de s’incliner devant chaque nouveau desiderata, les autorités de Kaboul se virent désinvesties, délégitimées comme un vassal à qui le suzerain retire son sceau. Dans le même temps, les talibans maintenaient la pression contre les forces afghanes disséminées à travers le pays.

À Kaboul, au début de l’année, les attentats étaient quotidiens : contre des juges, des journalistes, des intellectuels, des femmes, des responsables… Une campagne de terreur pernicieuse, destinée à briser les élans, à enserrer la vie dans la peur.

Que n’ai-je pas vu alors ? Comment ai-je pu me laisser bercer par l’idée d’une histoire restant à écrire sans imaginer un instant la débandade qui allait survenir, cette disparition brutale, soudaine, presque instantanée, d’un État et de son bras armé ?

J’ai rencontré les responsables de cet État – Amrullah Saleh, le vice-président aujourd’hui dans le Panchir, Abdullah Abdullah, le responsable des négociations à Doha –, des hommes politiques – Gulbuddin Hekmatyar, le « boucher » de Kaboul, Ahmad Massoud, le fils du « Lion du Panchir » –, d’anciens responsables des services secrets, des journalistes, des intellectuels… Tous se disaient ancrés à Kaboul et, entendant ces mots, je les visualisais organisant leurs forces, se préparant à prendre en main leur destin, celui de leur peuple. Les mêmes – la plupart d’entre eux – négocient maintenant avec les talibans la formation d’un gouvernement « inclusif » pour préserver ce qui peut l’être.

Sur le fond, les « étudiants en religion » n’ont pas changé : le Coran est gravé. Mais ils ont appris et se disent prêts à tolérer le hidjab (foulard) en lieu et place de la burqa (voile intégral). Leurs chefs, tous issus des années 1996-2001, ont acquis de l’expérience. Rustiques, ils se sont adaptés. À la diplomatie, à la politique, à la guerre. Ils contrôlent le pays. À trois maigres exceptions : l’aéroport de Kaboul, ultime radeau du naufrage occidental ; la vallée du Panchir, revenue à son irrédentisme à l’image du village d’Astérix ; et les bataillons de Daech, deux à trois mille hommes de l’« État islamique » bien implantés dans les replis afghans.

« Voilà à quoi ressemble la défaite. » 

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