Comment la population afghane a-t-elle évolué depuis vingt ans et la chute des talibans ?

L’âge médian en Afghanistan est de 18 ans, et la population a presque doublé en vingt ans. Cela signifie que la majorité de la population n’était pas née en 2001. Cette nouvelle génération a baigné dans le discours des droits humains et de la démocratie. C’est avec cette vision du monde qu’elle s’est construite. Ce qui est troublant pour ces 70 % de la population qui a moins de 30 ans, c’est qu’on leur dénie aujourd’hui cette vision. Ce n’est pas seulement un espoir qui s’effondre, mais des actions très concrètes construites tout au long de ces vingt dernières années. Les femmes sont entrées massivement sur le marché du travail, à égalité avec les hommes dans les centres urbains. Les médias se sont développés, et notamment la télévision, avec des émissions axées sur la musique, la culture, le chant, la poésie, autant de moyens d’expression. Ceci va être perdu immédiatement : les talibans ont déjà annoncé qu’il n’y aurait plus de musique à la radio ou à la télévision. Enfin, l’accès à l’éducation, en particulier à l’université, avait largement progressé, avec des modèles d’éducation avancés, apportés notamment par des réfugiés revenus d’Iran. Ces établissements sont aujourd’hui en suspens : qui pourra les diriger ? quels seront les enseignements dispensés ? les femmes y seront-elles admises au-delà de l’école primaire ? C’est un monde qui s’effondre pour ces jeunes.

L’existence d’Internet et des réseaux sociaux peut-elle offrir un espace de liberté à la population ?

Ces nouveaux moyens de communication ont bien sûr bouleversé la vie des Afghans et offert de nouveaux espaces d’expression. Mais ils ont aussi contribué à la stratégie de communication des talibans. Vont-ils aujourd’hui s’en servir pour eux-mêmes ou contre la population ? Beaucoup d’Afghans redoutent d’être surveillés, sur Twitter ou Facebook, car c’est déjà par ce biais que les talibans ont pu constituer des listes de journalistes ou de militants. C’est donc un phénomène à double tranchant, et beaucoup regardent vers l’Iran pour voir comment la population a appris à y déjouer le contrôle du régime, avec, par exemple, des applications comme Viber. C’est une lueur d’espoir, mais qui comporte sa part de danger.

Y a-t-il une fracture importante entre populations urbaine et rurale ?

Il y a des différences fortes, notamment dans l’accès à l’éducation, mais les femmes travaillent également dans les zones rurales, souvent dans les champs. Reste qu’une part d’entre elles étaient d’ores et déjà assujetties à de nombreuses restrictions. Dans les zones rurales sous leur contrôle, les talibans avaient déjà exigé qu’elles ne puissent sortir qu’accompagnées d’un mahram, un chaperon, et il est à craindre que cette réalité ne gagne les centres urbains. La fracture entre zones rurales et urbaines se double aussi de nuances confessionnelles ou ethniques : ce n’est pas la même chose si vous vivez à Bâmiyân, dans un centre hazara, ou si vous résidez dans l’Est, près de la frontière pakistanaise. Et la crainte, au-delà du cas des talibans, est de voir ces différentes visions de la société se confronter et aboutir à des guerres civiles ethniques comme on en a connu par le passé.

Quel rôle la société civile peut-elle jouer face aux talibans ?

La société civile a peur aujourd’hui car elle ne sait pas quelle pourra être sa marge de manœuvre. Financièrement, les organisations vont devoir négocier l’accès aux populations, payer différents échelons du groupe taliban, et si les grandes ONG internationales pourront sans doute le faire, ce sera moins évident pour les associations locales. Il y aura également un dilemme éthique : jusqu’où les organisations pour le droit des femmes, par exemple, pourront-elles faire des compromis, ajuster leurs agendas ? Enfin, les femmes qui militaient pourront-elles poursuivre elles-mêmes leurs combats ou devront-elles se cacher derrière un homme, un Pachtoun, qui pourra porter leur message ? C’est l’accès à la parole publique qui va leur être refusé. La plupart des membres de la société civile afghane font partie des foules qu’on a vues à l’aéroport de Kaboul. Qui restera pour mener le combat ? Dans ce contexte, la diaspora, ancienne ou récente, aura un rôle primordial à jouer pour aider les Afghans restés sur place.

L’Afghanistan connaîtra-t-il un exode massif ?

Non, car il y a aujourd’hui des barrières physiques et légales. Physiquement, les talibans s’étaient déjà emparés des postes-frontières ces derniers mois, et ont bloqué le départ des Afghans depuis l’aéroport de Kaboul le 25 août. Ceux-ci en sont aussi empêchés légalement car, depuis plusieurs années, beaucoup d’ambassades n’octroient plus de visas sur place, comme les Britanniques qui dirigent les demandeurs vers Islamabad. Avec la fermeture de l’ambassade française à Kaboul, cela devra aussi se faire désormais à Téhéran ou à Delhi. Mais comment y aller quand les talibans bloquent les frontières et sans vols commerciaux ? Enfin, rappelons que la plupart des Afghans n’ont pas de passeport, en particulier les femmes et les enfants. Donc, non, il n’y aura pas d’exode massif, en dépit de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui veut que chacun ait le droit de quitter son pays. L’enjeu principal va désormais être de négocier avec les talibans afin de pouvoir maintenir un corridor humanitaire au-delà du 31 août, qui permette à la fois à certaines personnes d’entrer dans le pays, pour apporter de l’aide aux plus démunis, et à d’autres d’en sortir. Les talibans ont besoin de la communauté internationale, à nous de faire pression sur eux.

 

Propos recueillis par Julien  BISSON

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !